par Frithjof Schuon

C’est un fait que trop d’auteurs — nous dirons presque l’opinion générale — attribuent à la gnose ce qui est propre au gnosticisme et à d’autres contrefaçons de la Sophia Perennis et, en outre, ne font aucune distinction entre celle-ci et les mouvements les plus fantaisistes, tels le spiritisme, le théosophisme et les pseudo-ésotérismes qui ont vu le jour au XXe siècle. Il est particulièrement regrettable que ces confusions soient prises au sérieux par la plupart des théologiens, qui ont évidemment intérêt à avoir de la gnose la plus mauvaise opinion possible; or le fait qu’une imposture imite forcément un bien, sans quoi elle n’existerait pas, ne saurait autoriser à charger ce bien de tous les péchés de l’imitation.

En réalité, la gnose est essentiellement la voie de l’intellect et, partant, de l’intellection; le moteur de la voie est avant tout l’intelligence, non la volonté et le sentiment, comme c’est le cas dans les mystiques monothéistes sémitiques — y compris le soufisme moyen. La gnose se caractérise par son recours à la métaphysique pure: distinction entre Âtmâ et Mâyâ et conscience de l’identité potentielle entre le sujet humain, jîvâtmâ, et le Sujet divin, Paramâtmâ. La voie comporte, d’une part, la «compréhension» et, d’autre part, la «concentration» ; donc la doctrine et la méthode. Les modalités de celle-ci sont fort diverses: il y a notamment, d’une part, le mantra, la formule évocatrice et transformatrice, et, d’autre part, le yantra, le symbole visuel. La voie, c’est le passage de la potentialité à la virtualité et de celle-ci à l’actualité, dont le sommet est l’état du «délivré vivant», du jîvan-mukta.

Quant au gnosticisme, qu’il se produise en climat chrétien, musulman ou autre, c’est un tissu de spéculations plus ou moins délirantes d’origine souvent manichéenne et c’est une mythomanie qui se caractérise par un mélange dangereux de concepts exotériques et ésotériques. Sans doute, il y a là des symbolismes qui ne manquent pas d’intérêt — le contraire serait étonnant — mais on dit que «le chemin vers l’enfer est pavé de bonnes intentions», on pourrait dire tout autant qu’il est pavé de symbolismes.

D’aucuns feront remarquer peut-être que dans la gnose aussi bien que dans le gnosticisme, l’«illumination» joue un rôle prépondérant; c’est confondre l’«illumination» avec l’intellection, ou celle-ci avec celle-là, alors qu’en réalité l’intellection est active et l’illumination passive; quel que puisse être le niveau de ces expériences. Ce n’est pas à dire que le phénomène de l’illumination ne se produise pas en climat de gnose, il s’y produit forcément mais non à titre de méthode ou de point de repère. Une remarque analogue peut être faite en ce qui concerne l’herméneutique, c’est-à-dire l’interprétation des Écritures sacrées; sans doute, le commentaire des Écritures se pratique en climat de gnose — il va de soi qu’on a expliqué les Upanishads — mais ceci est très différent de l’interprétation lointaine et incontrôlable de formules scripturaires dont le sens littéral n’indique en rien ce que les exégètes mystiques entendent en tirer — l’ «illumination» aidant, précisément [1].

Il est vrai que le mot «illumination» peut avoir une signification supérieure, il ne désigne plus alors un phénomène passif; l’illumination libératrice et unitive est au-delà de la distinction entre la passivité et l’activité. Ou plus exactement: l’illumination est l’Activité divine en nous mais par là même elle possède aussi un aspect de suprême Passivité en ce sens qu’elle coïncide avec l’«extinction» des éléments passionnels et ténébreux qui retranchent l’homme de son Essence divine immanente; cette extinction constituant la réceptivité à l’Influx du Ciel. Sans perdre de vue que l’Ordre divin comporte une «Perfection passive» aussi bien qu’une «Perfection active», et que l’esprit humain doit participer en fin de compte aux deux mystères.

En gnose, il y a tout d’abord la connaissance intellective de l’Absolu — non du «Dieu personnel» seulement — et ensuite la connaissance de soi car on ne saurait connaître l’Ordre divin sans se connaître soi-même. «Connais-toi toi-même», dit l’inscription sur le portail du temple initiatique de Delphes; et «le Royaume de Dieu est au-dedans de vous».

De même que l’éther est présent dans chacun des éléments sensibles, tels que le feu et l’eau, et de même que l’intelligence est présente dans chacune des facultés mentales, telles que l’imagination et la mémoire, de même la gnose est nécessairement présente dans chacune des grandes religions, que nous en saisissions les traces ou non.

Le moteur de la voie de gnose, avons-nous dit, est l’intelligence; or il s’en faut de beaucoup que ce principe soit applicable dans une société spirituelle — à moins qu’elle soit peu nombreuse — car, en général, l’intelligence est largement inopérante dès lors qu’on lui demande de tenir en équilibre une collectivité; en toute justice, on ne peut dénier à la morale sentimentale et humilitariste un certain réalisme et partant une efficacité correspondante. Il résulte de tout cela non que la gnose doive renier socialement son principe de primauté de l’intelligence mais qu’elle doive mettre chaque chose à sa place et prendre les hommes comme ils sont; c’est pour cela précisément que la perspective de gnose sera la première à insister non sur un moralisme simplificateur mais sur la vertu intrinsèque, laquelle — comme la beauté — est «la splendeur du vrai». L’intelligence doit être non seulement objective et conceptuelle mais aussi subjective et existentielle; l’unicité de l’objet exige la totalité du sujet.

Quand on a l’expérience des pieux sophismes dont les doctrines volontaristes et moralistes sont coutumières, on se rend aisément compte que la gnose n’est pas un luxe et qu’elle seule peut nous sortir des impasses de l’«alternativisme» propre à l’esprit confessionnel. On connaît la thèse stupéfiante des asharites selon laquelle il n’y a pas de causes naturelles: le feu brûle non parce que c’est dans sa nature de brûler mais parce que, chaque fois que quelque chose brûle, c’est Dieu qui intervient directement et qui «crée» le brûlement [2]. Ibn Roshd objecte avec pertinence — contre Ghazâlî qui a fait sienne cette sainte absurdité — que «si une chose n’avait pas sa nature spécifique, elle n’aurait pas de nom qui lui est propre… L’intelligence n’est pas autre chose que la perception des causes… et quiconque nie les causes doit nier aussi l’intellect».

Ce que les asharites n’ont pas compris — et ceci est caractéristique pour l’«alternativisme» de la pensée exotérique — c’est que les causes naturelles, telle la fonction du feu de brûler, n’excluent aucunement la causalité surnaturelle immanente [3]; pas plus que la subjectivité limitée de la créature n’exclut l’immanence du Sujet absolu. La causalité divine immanente est «verticale» et surnaturelle, tandis que la causalité cosmique est «horizontale» et naturelle. En d’autres termes, la première est comparable aux rayons centrifuges et la seconde aux cercles concentriques. C’est cette combinaison des deux rapports ou des deux perspectives qui caractérise la pensée intégralement métaphysicienne, donc la gnose [4].

Il y a intelligence et intelligence, connaissance et connaissance; il y a, d’une part, un mental faillible qui enregistre et élabore et, d’autre part, un coeur-intellect qui perçoit et qui projette sa vision infaillible dans la pensée. C’est toute la différence entre une certitude logique que peut remplacer une autre certitude logique et une certitude quasi ontologique que rien ne peut remplacer parce qu’elle est ce que nous sommes, ou parce que nous sommes ce qu’elle est.

Notes

[1] Nous ne contestons pas qu’un mot ou une image dans un texte sacré puisse avoir un sens qu’on ne saurait deviner au premier abord, mais alors ce sens ne peut être contraire au sens littéral ni incompatible avec le contexte.

[2] Tout aussi antimétaphysique est l’opinion chrétienne que les hypostases ne sont ni des substances ni des modes, qu’elles ne sont que des « relations » et que néanmoins elles sont des personnes. Il convient de distinguer entre la Trinité et la théologie trinitaire, et non moins entre L’Unité et la théologie unitaire.

[3] Selon le Coran, Dieu ordonne au feu qui doit brûler Abraham: «Sois fraîcheur…!» ce qui n’aurait aucun sens si la nature du feu n’était pas de brûler et ce qui, par conséquent, réfute a priori et divinement l’opinion asharite.

[4] A noter que, de même qu’il y a un «relativement absolu» — l’absurdité logique n’empêche pas la signification ontologiquement plausible — de même, il y a un «naturellement surnaturel», et c’est précisément l’intervention divine permanente, en vertu de l’immanence, dans la causalité cosmique.

Schuon, Avoir un centre, 1988,
Maisonneuve & Larose, p. 67.


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