par Catherine Schuon
D’emblée, je dois avertir le lecteur qu’en parlant de Frithjof Schuon, je dis toujours le Cheikh, car je ne me suis jamais adressée à lui autrement que par ce titre; je n’ai utilisé son prénom qu’en présence des membres de ma famille, et même dans ce cas-là j’évitais de le faire, tant cela me semblait inapproprié. Durant les cinquante années de notre vie en commun, je n’ai jamais cessé de ressentir à son égard une crainte révérencielle et une vénération qui allaient en s’approfondissant au fur et à mesure que son envergure se dévoilait à moi, tant par la lecture de ses livres que par les qualités qu’il manifestait.
Il est vrai que dans l’intimité j’ajoutais au mot Cheikh le suffixe du
diminutif affectueux «-li» qui s’utilise dans le dialecte suisse allemand; en effet, le Cheikh suscitait aussi la tendresse par son côté enfant et presque trop bienveillant. Il acceptait de croire, avec une pureté de cœur déconcertante, ce qu’on lui racontait et préférait ignorer que des personnes à prétentions spirituelles puissent être des hypocrites ou même des menteurs.
A propos de sainte naïveté, il citait souvent l’histoire de St. Thomas qu’un
moine avait appelé à la fenêtre pour voir un bœuf qui vole; lorsque le moine
se moqua du saint pour l’avoir cru, St. Thomas lui répondit: «Je crois plutôt
à un bœuf qui vole qu’au fait qu’un moine puisse mentir». Le Cheikh
réagissait de la même manière.
Je le rencontrai pour la première fois au printemps 1947. Il habitait alors
un petit appartement d’une pièce à Lausanne, dans une ruelle tranquille sans trafic, longée d’un côté par une belle propriété plantée de vieux cèdres et d’arbres en fleurs, et de l’autre par une rangée d’immeubles dont chaque
entrée était ornée d’un jardinet. J’étais accompagnée par l’un de ses
représentants, qui m’avait prêté les livres les plus importants de René
Guénon et qui, voyant mon enthousiasme et mes intentions sérieuses, finit
par me parler de Frithjof Schuon, de son rôle comme maître spirituel, et de
sa confrérie.
Nous sonnâmes au troisième étage et le Cheikh, habillé d’un caftan brun, nous ouvrit la porte. Mon cœur, qui battait très fort, se calma instantanément à la vue de cet homme qui alliait à sa grande dignité une affabilité qui mettait tout de suite à l’aise, et dont la voix était étonnamment douce et claire. Il me fit signe de m’asseoir sur un coussin, lui-même s’assit à l’orientale sur un divan bas couvert d’une tenture turkmène, et le visiteur qui m’avait accompagnée s’assit par terre à côté de lui. Il était là, telle une montagne de force et de sérénité, ses belles mains posées sur ses genoux, les yeux mi-clos. Derrière lui, au mur, pendait une belle tenture indonésienne. La chambre était divisée en deux par un rideau doré derrière lequel on devinait la partie réservée à la prière; la plus grande partie, qui donnait par une porte-fenêtre sur un balcon, était meublée du divan et d’un bahut gothique sur lequel trônait une statuette romane de la Vierge en majesté. Toute la pièce était recouverte de tapis afghans nomades. A côté du divan, près de la fenêtre, un grand ficus et deux azalées ajoutaient une note accueillante à la sobre et paisible beauté qui régnait en ce lieu.
Après un moment de silence, le Cheikh s’enquit des raisons qui m’avaient attirées vers la vie spirituelle et me demanda si j’avais des problèmes articuliers. J’en avais bien sûr mais, par la simple présence de ce Maître et par quelques-unes de ses paroles, ils s’étaient comme évaporés. Puis il me demanda: «Savez-vous faire du café? Pourriez-vous nous préparer une tasse de café?» Enchantée de pouvoir rendre un petit service, j’allai à la cuisine. Un vieux bureau était coincé entre la porte et l’évier près de la fenêtre; de l’autre côté, entre la cuisinière et l’armoire, se trouvait une table sur laquelle et au-dessous de laquelle étaient rangés des livres et des dossiers. Une porte vitrée donnait sur le même petit balcon, où poussait un laurier rose et où des caisses à fleurs attendaient que fleurissent les géraniums. Tout était propre et bien rangé, de sorte qu’il me fut facile de trouver ce qu’il fallait pour faire du café. J’apportai la cafetière et deux tasses sur un plateau que je posai devant le Cheikh, heureuse de pouvoir montrer mon respect en m’agenouillant devant lui et en lui servant le café. Je refusai aussi poliment que possible son offre d’en boire moi-même. Il se tourna alors vers mon compagnon et lui demanda, entre autres: «Comment va votre chat?» Ce disciple possédait en effet un beau chat persan, et il raconta qu’il s’amusait à souffler des bulles de savon pour voir sauter son chat qui essayait de les attraper. Le Cheikh dit avec un léger sourire: «Je me demande si vous avez acheté les bulles de savon pour votre chat ou plutôt pour vous-même?»
Je ne me rappelle rien d’autre, sauf que le Cheikh ne but pas tout son café et qu’il versa le reste dans le pot du ficus. Je sus ensuite que c’était là son habitude, et la plante s’en portait fort bien.
Je rentrai de cette entrevue le cœur rempli d’une douce joie. Je m’étais attendue à un interrogatoire sévère, et voilà que tout s’était passé d’une façon si simple et naturelle. Le son de sa voix douce continuait à résonner dans mes oreilles et je ne pouvais oublier son regard profondément mystérieux (pendant longtemps je crus qu’il avait les yeux noirs, alors qu’ils étaient gris bleu).
Quelques jours plus tard, depuis le tram dans lequel je rentrais du travail, je l’aperçus dans la rue: il portait un grand filet à provisions et marchait d’un pas énergique qui contrastait avec l’expression recueillie de son visage. Je fus frappée, comme maintes et maintes fois par la suite, par ce fascinant mélange de force irrésistible et d’intériorité sereine.
Mais je commençai à me poser des questions: comment se faisait-il qu’un homme, qui était depuis plus de dix ans le chef d’une tarîqah avec de nombreux disciples, vive dans un appartement si exigu, doive lui-même ouvrir la porte à ses visiteurs, faire ses courses, sa cuisine, et que sais-je encore? Il me semblait aussi ne pas avoir bonne mine. Avait-il des ennuis de santé? Était-il bien nourri? Les réponses ne me vinrent qu’avec le temps.
Dès ma première rencontre, je fus invitée de temps à autre avec d’autres amis à des réunions de prière. Après un simple repas — pain de seigle, fromage, fruits et thé — pris en silence, le Cheikh nous parlait de doctrine et de vie spirituelle et répondait à d’éventuelles questions. A ces occasions, je sentais invariablement un souffle puissant de bénédiction sortir de sa bouche; c’était presque comme si je pouvais voir des rayons de lumière émaner de lui. Il était assis sur son divan, habillé à l’arabe, tout comme ses disciples assis en demi-cercle par terre, les femmes se tenant en retrait. Le vêtement traditionnel, que le Cheikh exigeait d’une façon absolue, donnait à chacun de la dignité; les deux lampes marocaines en cuivre finement perforé dessinaient des motifs de dentelle au plafond et aux parois, et pendant que nous accomplissions nos rites, de l’encens remplissait l’air. Tout était beauté sacrale et paix, et je rentrais de ces soirées comme ivre du vin de la vérité.
Un jour, Lucy von Dechend (ancienne amie de la famille Schuon et disciple elle aussi), qui recopiait les articles du Cheikh à la machine, me demanda si je pouvais me charger de ce travail parce qu’elle devait s’absenter pour plusieurs mois, et elle me passa le manuscrit de l’article «Microcosme et Symbole» qui devait paraître plus tard dans L’Œil du Cœur. Je devais rapporter mon travail un mercredi à 6 heures du soir, pour aller en chercher un autre, et ainsi j’eus le privilège de voir le Cheikh assez régulièrement. Il me demandait à chaque fois si j’avais tout compris; je pris alors l’habitude de me mettre à la place du lecteur et si un passage me semblait un peu difficile à comprendre, je l’indiquais au Cheikh qui, à mon grand étonnement, y apportait quelque changement. Je m’étonnais en effet qu’un homme aussi intelligent puisse écouter une petite «débutante» comme moi, mais l’humilité était à la base de son caractère — il ne pouvait en être autrement — et il aimait demander conseil à ses amis pour bien des questions. Il écrivait ses articles d’un trait, en quelques jours, et ne les remaniait que lorsqu’il les voyait dactylographiés; il fallait alors les recopier pour que tout soit clair pour l’éditeur, bien que son écriture et ses corrections fussent toujours très lisibles. Il n’écrivait pas avec l’intention de publier un livre sous un titre prédéfini, mais plutôt pour répondre à des problèmes et par nécessité intérieure. Lorsque le nombre d’articles était suffisant pour en faire un livre, il les rangeait dans un certain ordre et donnait un titre au tout. La seule exception à cette règle fut Comprendre l’Islam et peut-être aussi son premier ouvrage, De l’Unité transcendante des Religions, qui contient sa thèse principale et, en fait, son œuvre entière en germe.
Il remplissait aussi feuille après feuille avec des pensées et des réflexions en forme d’aphorismes sur les sujets les plus divers; c’était l’ébauche de Perspectives spirituelles et faits humains. Un jour il avait sur son bureau une série de morceaux de cellophane de différentes couleurs dont il m’expliqua le symbolisme et la signification. Il me fit regarder le paysage à travers ces feuilles de cellophane et me demanda quel effet cela me faisait; le jaune provoque en effet la joie, le violet la tristesse, le bleu est mystérieux, le vert paisible, le rouge plutôt effrayant par son intensité, etc.
Un autre jour il me parla d’astronomie, sujet qui semblait le fasciner, car il avait fait toute une série de calculs pour qu’on puisse se représenter concrètement l’espace stellaire. Il me montra son globe et me dit: si la terre avait cette dimension, la lune aurait la grandeur d’une pomme et se trouverait à une distance d’environ 8 mètres de la terre, et le soleil aurait la grandeur d’une maison locative qui se trouverait à Sauvabelin (une colline au-dessus de Lausanne). Vénus serait à l’endroit de la cathédrale; Jupiter, neuf fois plus grand que la terre, se trouverait au milieu du lac Léman, et ainsi de suite. Si le soleil est une grosse pomme, la terre est un grain de moutarde et se situe à une distance de 10 mètres du soleil. Le système solaire occupera à peine un demi-kilomètre. Autour de lui réside un vide plus grand que l’Europe, etc. Il me parla de la Voie Lactée, du Grand Système Galactique… c’était à en avoir le vertige. Mais bien plus vertigineux est ce qu’il me dit plus tard et qu’il développera dans deux de ses livres: «Les modernes ignorent qu’ils sont impliqués dans un drame titanesque au regard duquel ce monde apparemment si solide n’est qu’une toile d’araignée… Ils ne voient pas que ce monde peut s’effondrer ab intra, que la matière peut refluer ‹vers l’intérieur› en se transmuant, et que l’espace entier peut se rétrécir comme un ballon qui se vide»[1]. Ou encore, en parlant des attributs divins et en particulier d’El-Akhir (Dieu en tant que «le Dernier»): «Si on voulait se faire une idée tant soit peu concrète de l’avènement d’El-Akhir, il faudrait pouvoir assister par anticipation à cette sorte d’explosion de la matière, cette sorte de révulsion ou de reflux existentiel qui marquera l’avènement de Dieu; il faudrait pouvoir entendre d’avance le son de la Trompette — cette irruption déchirante du Son primordial — et voir l’éclatement et la transmutation de l’univers sensible.»[2] J’assistais en pensée à tout ce drame cosmique et me demandais avec émerveillement où il puisait tout ce qu’il me décrivait. Il ne semblait pas parler par savoir théorique mais par connaissance et expérience directe. Il me donnait l’impression d’un homme qui, tel un ange, vole à travers toutes les sphères de l’Univers, jusqu’à la plus haute, une impression qui me revenait toujours à l’esprit au fur et à mesure que je le fréquentais et que je lisais ses ouvrages.
À une autre occasion, il me montra un vieux livre présentant les costumes de tous les peuples du monde. Il portait le plus grand intérêt à tout ce qui était en rapport avec les différentes races de l’humanité. Il savait les noms de tous les peuples d’Asie, de toutes les tribus d’Afrique et d’Amérique, il connaissait leur histoire, leurs religions, leurs coutumes, avait des notions de leur langue, leur écriture; il récitait avec verve des passages de l’Iliade, de la Divine Comédie; il avait appris avec beaucoup de facilité la langue et l’écriture arabes et s’était approprié des notions de sanscrit, de chinois, de japonais. Tout ce savoir, il l’avait acquis dès sa jeunesse pour échapper à l’atmosphère étroitement européenne et, pour lui, étouffante qui régnait alors. Il savait aussi d’un trait de plume dessiner un visage chinois, arabe, hindou ou peau-rouge…
Par contre, il n’avait aucune mémoire pour ce qui ne l’intéressait pas et laissait les sciences cosmologiques à son ami et disciple Titus Burckhardt. Il se méfiait de l’astrologie, pensant qu’on pouvait trop facilement en tirer des conséquences erronées et surtout ne tolérait pas qu’on fasse des prédictions. Après que le sujet eût surgi un jour au cours d’une invitation, il me demanda: «De quel signe suis-je?» Je lui dis qu’il avait le soleil en Gémeaux et l’ascendant en Poissons. Il sourit légèrement et demanda: «Et que cela signifie-t-il?» Je lui offris le peu que je savais de cette science et il se tut. Cela l’intéressait si peu que le jour suivant il avait tout oublié.
Environ un an après notre première rencontre, il me demanda si je pouvais venir lui faire la cuisine une fois par semaine. Je tâchais de mon mieux de lui préparer des repas sains et complets, auxquels il me conviait sans exception; ce à quoi je ne m’étais pas attendue. Après le repas, il me lisait des poésies mystiques de saint Jean de la Croix et de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. Il aimait beaucoup cette sainte, dont il disait que sa grandeur consistait précisément en sa sainte petitesse, et il me prêta l’Histoire d’une âme. Il était, à cette époque, plongé dans la lecture des Pères de l’Église et des mystiques chrétiens, et c’est alors qu’il écrivit «Mystères christiques», un article qui, comme tout ce qu’il écrira sur ce sujet, m’aida à comprendre le
Christianisme en profondeur.
Un autre livre qui me fut prêté était Black Elk Speaks («Wapiti Noir parle»), l’autobiographie dictée d’un sage et saint homme de la tribu des Sioux qui dans sa jeunesse avait vécu l’héroïque résistance de son peuple contre les Blancs et qui avait en même temps reçu des visions pour aider ses prochains spirituellement et médicalement. Je ne savais pratiquement rien sur les Indiens d’Amérique et ce livre m’ouvrit un monde totalement insoupçonné. Le Cheikh en fut lui-même impressionné au point qu’il suggéra à l’un de ses disciples américains, Joseph Epes Brown, futur professeur d’ethnologie, d’aller à l’Ouest pour voir s’il pouvait trouver ce sage et obtenir de lui de plus amples informations sur sa religion. Brown le trouva et resta auprès de lui pendant toute une année, au cours de laquelle Black Elk livra son grand savoir sur les sept rites essentiels de son peuple; il en résulta le livre Les rites secrets des Indiens Sioux et une amitié avec Benjamin, le fils de Black Elk, qui nous ouvrira bien des portes lors de nos voyages dans l’Ouest américain.
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Lorsque nous étions fiancés, nous allions en fin de semaine nous promener au bord du lac. Le Cheikh aimait ce lac qui, avec sa surface calme et la majesté des montagnes au loin, était devenu comme une extension de sa propre âme. Il avait l’habitude d’aller tôt le matin au Quai d’Ouchy pour y respirer à pleins poumons la Présence de Dieu. Il ne rencontrait là que très rarement d’autres promeneurs qui cherchaient eux aussi la solitude, comme par exemple le roi Alphonse XIII d’Espagne, le vénérable Bey de Tunis, un chef d’orchestre alors connu ou encore le général Guisan. Il les saluait en inclinant la tête et ceux-ci lui rendaient son salut. Durant nos promenades, le Cheikh me parlait des différents sens de la Shahâdah («Il n’y a de dieu que le seul Dieu») en disant qu’on pouvait remplacer le mot «dieu» par toute qualité positive: il n’y a de beauté si ce n’est la Beauté; il n’y a de justice si ce n’est la Justice, et ainsi de suite, et pour finir: il n’y a de réalité si ce n’est la Réalité. Il me parlait beaucoup de la «transparence métaphysique des phénomènes» et c’était évident qu’il voyait Dieu en tout et tout en Dieu. Pour moi, qui jusqu’alors concevais Dieu comme étant dans un lointain Au-delà, ces conversations furent comme une révélation et me laissèrent deviner la Présence divine comme beaucoup plus proche.
Le respect que le Cheikh avait pour la création se manifestait dans de petites choses. Par exemple lorsque, en traversant un pré, il évitait de marcher sur les pâquerettes ou quand, si des moineaux picoraient des miettes sur le trottoir, il attendait qu’ils s’envolent ou faisait un détour pour ne pas les déranger. Il ne tuait jamais un insecte: quand une araignée ou un mille-pattes se montrait dans sa chambre, il allait chercher un verre qu’il posait à l’envers sur la bête, glissait une carte postale sous le verre et jetait l’insecte ainsi emprisonné par la fenêtre. Il aimait beaucoup les chats et ne souffrait pas qu’on les dérange dans leur sommeil ou leur état contemplatif; quand notre chat se couchait sur le bureau du Cheikh pour l’empêcher d’écrire — il semblait être jaloux de l’attention que recevait le bloc de papier — c’était un vrai petit problème! Il fallait que je vienne à la rescousse en levant doucement notre petit félin de sa couche interdite. Lorsque nous eûmes emménagé dans notre nouvelle maison à Pully, le Cheikh vint m’aider à planter des fleurs au jardin. Tout à coup, il s’arrêta, blême, et dit: «Je ne puis continuer ce travail, avec la bêche j’ai coupé un ver de terre en deux»…
Certains animaux lui rendaient cet amour et ce respect. Un jour, alors que Mme Schuon mère, qui n’avait pas la moindre compréhension pour son fils, lui faisait d’amères reproches de ne pas avoir fait d’études d’avocat ou de médecine, affirmant qu’il avait raté sa vie (alors qu’il était déjà depuis plusieurs années le chef d’une tarîqah florissante!), un petit chat surgit, sauta sur les genoux du Cheikh et commença à danser avec ses pattes de devant en le fixant de ses grands yeux en ronronnant. Sa mère, qui aimait elle aussi les chats, s’arrêta net en voyant cette manifestation d’amour pour son fils et n’osa pas continuer sa diatribe pour le moins déplacée.
Une fois pourtant Mme Schuon fut fière de son fils. Elle avait, à la suite d’une attaque cérébrale, perdu l’usage de la parole. Le Cheikh lui apporta alors sa statuette de la Vierge et dit à sa mère: «Regarde cette statue et essaye de dire Ave Maria; si tu persévères, tu pourras de nouveau parler». Et c’est ce qui arriva: trois jours après, elle put parler normalement et racontait à tout le monde que son fils l’avait guérie — alors que le Cheikh savait fort bien que c’était la Sainte Vierge.
Le petit Frithjof avait l’habitude de prier tout au long du chemin qui le menait à l’école en une demi-heure. Son instituteur avait parlé lors d’une leçon d’histoire biblique de l’injonction de «prier sans cesse», injonction que l’enfant prit entièrement au sérieux. Or un jour qu’il rentrait à la maison en parlant à Dieu, un grand chien noir à l’air malveillant l’attaqua, le jeta par terre et menaçait de le mordre à la gorge quand survint un beau chien loup qui chassa la bête noire et raccompagna le petit garçon jusque chez lui.
Les chiens suivaient souvent le Cheikh en remuant la queue ou s’arrêtaient d’aboyer lorsqu’il passait devant une maison qu’ils étaient censés garder.
Au jardin zoologique de Rabat nous fûmes témoins d’une scène surprenante. Nous le visitions avec quelques amis; je marchais devant avec les femmes et le Cheikh suivait à quelque distance avec les hommes. Il y avait là une douzaine de grandes cages à lions, disposées en demi-cercle autour d’un groupe de palmiers. Les lions semblaient tous faire la sieste, seuls les lionceaux taquinaient leur maman et s’amusaient entre eux. Alors que nous femmes venions d’arriver à la cinquième ou sixième cage, tous les lions mâles se levèrent d’un coup et se mirent à rugir puissamment. Fort étonnées, nous nous retournâmes pour voir quelle était la cause de ce subit concert: c’était au moment exact où le Cheikh venait d’entrer dans le demi- cercle des cages. Les lions voulurent le saluer! Ce salut impressionnant dura quelques secondes, puis ce fut de nouveau le silence de l’après-midi des fauves.
Une chose analogue arriva lors d’une visite à la ménagerie du Cirque Knie en Suisse. Nous entrâmes dans la tente où se trouvaient une demi-douzaine d’éléphants dont deux petits, qui balançaient paisiblement leurs trompes. Quand le Cheikh passa devant eux, les éléphants adultes levèrent l’un après l’autre leur trompe à la verticale en signe de salut!
Quant aux êtres humains, ils réagissaient vis-à-vis de lui en général avec respect ou avec une respectueuse curiosité. Sa dignité et son expression recueillie ne pouvaient pas ne pas attirer l’attention de certaines personnes. Il marchait comme s’il portait en lui-même un objet sacré, et, en fait, ce trésor était le perpétuel Souvenir de Dieu. On lui demandait qui il était, on lui disait qu’il avait un fort rayonnement ou qu’on se sentait bien en sa présence. Les Juifs le prenaient pour un rabbin, les Russes pour un starets, les orthodoxes pour un pope, les musulmans pour un grand cheikh et certains Américains pour un chef Indien!
Lors d’un séjour au Maroc nous fûmes invités une fois chez un marchand qui habitait au milieu de la médina de Fès. Nous nous y rendîmes en vêtements traditionnels et c’est alors que les Marocains se mirent à nous suivre à travers les ruelles étroites de la vieille ville jusqu’à former un long cortège derrière nous. Le Cheikh accéléra le pas pour leur échapper, mais rien n’y fit, ils nous persécutèrent jusqu’à la demeure de notre hôte et s’installèrent, imperturbables, devant elle, dans l’espoir de nous retrouver à la sortie. L’un d’eux s’enquit de l’identité du Cheikh et un serviteur lui répondit qu’il était le chef de tous les musulmans d’Europe — ce qui n’était évidemment pas vrai et n’arrangeait pas les choses… Il nous fallut attendre l’heure de la prière de l’après-midi, quand tout le monde se rend à la mosquée, pour pouvoir retourner sans encombre à notre hôtel.
Le Cheikh avait 14 ans quand le cardinal Mercier, archevêque de Strasbourg, se rendit à Mulhouse pour y dire une messe. La foule s’était amassée tout au long du parcours du prélat pour recevoir sa bénédiction; le jeune Frithjof se tenait au deuxième rang. Lorsque l’archevêque passa près de lui, il le regarda et, passant par-dessus la tête des personnes du premier rang, lui tendit la main pour qu’il pût baiser l’anneau épiscopal.
Durant son service militaire d’un an et demi à Besançon, les officiers finirent par le traiter avec beaucoup de respect et lui donnèrent un travail aisé à l’infirmerie et au secrétariat.
Mais son affabilité respectueuse lui attirait aussi la sympathie des gens simples. Après nos fiançailles, le Cheikh me présenta dans tous les magasins de comestibles où il allait depuis 7 ou 8 ans. L’épicière, le boucher, la boulangère, la patronne de la buanderie lui exprimèrent tous leurs vœux les plus cordiaux. C’était touchant. Peut-être avaient-ils une aimable pitié pour cet homme qui semblait comme enveloppé dans sa solitude.
La concierge de l’immeuble qu’il habitait, et qui venait nettoyer son appartement une fois par mois, avait une véritable vénération pour lui. Un jour, elle le supplia de bien vouloir la bénir ainsi que sa famille. Le Cheikh acquiesça à la requête et un dimanche matin Mme G., son mari et sa fille vinrent s’agenouiller devant lui. Il pria le Notre Père avec eux puis posa sa main droite sur leurs têtes en récitant une prière de bénédiction, et la petite famille s’en alla comblée.
Mais la présence du sacré peut aussi engendrer la haine. C’est ainsi que le Cheikh dut faire l’expérience douloureuse de personnes qui se révoltaient contre lui et l’accablaient de fausses accusations. Dans la rue il arrivait que de jeunes voyous lui lancent des mots injurieux; en général le Cheikh ne réagissait pas, mais une fois, au Piccadilly Circus à Londres, il s’arrêta et fixa de son regard un groupe de jeunes qui se moquaient de lui et tonna en français: «Qu’est-ce que vous vous permettez?» Les jeunes gens restèrent figés sans pouvoir bouger et lorsque, après avoir traversé la place, je regardai en arrière, je les vis toujours encore immobiles, comme cloués sur place. Exactement la même chose arriva à Cambridge aux États-Unis où un homme, au passage du Cheikh, se mit au garde-à-vous tout en ricanant méchamment. Le Cheikh s’arrêta en le fixant du regard sans rien dire et continua son chemin. L’homme resta debout, figé, ne pouvant descendre sa main du bord de sa casquette pendant un bon moment, selon ce que nous raconta un ami qui marchait derrière nous. Grâce à Dieu, ces incidents étaient rarissimes.
Le plus touchant était quand des enfants venaient spontanément le saluer. Chez les Peaux-Rouges, chez qui la barbe n’existe pas, ils lui demandaient s’il était «Santa Claus» (Saint Nicolas) et il savait fort bien se mettre à leur niveau.
Peu après notre mariage, mes deux petites sœurs jumelles, alors âgées de 8 ans, vinrent nous voir dans notre nouvel appartement. Le Cheikh sortit de son armoire une boîte remplie de jouets pour en extraire une grande toupie d’Allemagne qu’il mit en marche en appuyant plusieurs fois sur le ressort qui la traversait; elle émettait alors un son mystérieux qu’il décrivait comme «la musique des sphères»; puis il sortit de la boîte un hochet qui émettait des sons pareils au gamelan de Bali et dont il disait que c’était «la musique des anges». Mes deux sœurs écoutèrent avec ravissement ce petit concert céleste et se laissèrent prendre au jeu, l’une faisant tourner la toupie, l’autre agitant le hochet. Le Cheikh les observa un moment, puis se retira dans sa chambre de travail, non sans nous avoir apporté des livres illustrés sur l’Inde et sur Bali. Ma sœur Anne, future Carmélite, me dit alors: «J’aime bien ton mari, il sait comment jouer avec les petites filles». Cela est tellement vrai, qu’il n’hésita pas à emmener en train, de Lausanne à Bâle, un ballon bleu pour la fillette d’un ami dont il savait qu’elle aimait les ballons de cette couleur. Et combien de fois n’avons-nous pas joué à la balle avec les enfants de nos amis voisins, tout comme avec le Dr. Martin Lings et sa femme quand ils venaient nous voir en été!
Le Cheikh savait aussi s’occuper des garçons; il leur montrait sa petite collection d’objets peaux-rouges: un arc et des flèches, un calumet, un collier fait de griffes d’ours, un tomahawk et quelques ornements brodés de perles; et il leur racontait quelque haut fait d’un chef indien, qu’il savait, de plus, fort bien illustrer avec de petits dessins drôles.
D’une façon générale, il aimait faire plaisir, non seulement aux enfants, mais aussi aux adultes, et cédait facilement aux requêtes si elles étaient raisonnables.
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Enfant, j’avais vu de très belles images du Parc National Suisse, dans les Alpes des Grisons, et j’avais dès lors toujours désiré visiter cet endroit. Aussi demandai-je au Cheikh si nous pourrions y passer quelque temps après notre mariage. Il fut d’accord; nous arrivâmes au moment de l’ouverture de la saison et pendant une semaine nous étions les seuls hôtes de l’hôtel, de sorte que nous avions tout le grand parc pour nous seuls. Tous les jours nous faisions de longues promenades, restant longuement assis dans des près couverts de fleurs ou au bord des torrents, observant les chevreuils courir et gambader dans les alpages ou les marmottes s’amuser comme des enfants devant leur terriers. Pour le Cheikh, qui avait toujours vécu dans les villes, ce fut une expérience bouleversante. Je sentais qu’il buvait de tout son être ce qui s’offrait à ses sens. Nous marchions presque toujours en silence. Nous avions découvert, au bord d’un torrent, au milieu de la forêt, un grand rocher plat, où le Cheikh aimait s’asseoir pour méditer. Enveloppé dans une pèlerine, les yeux clos, profondément absorbé, il avait l’air d’un sage dans un paysage taoïste. Il était assis les jambes croisées, les mains sur ses genoux, inébranlable, infiniment majestueux et il me semblait que, plus je le regardais (j’étais assise de l’autre côté du torrent) plus son image allait en s’agrandissant, pour ne faire qu’un avec la grandeur de la nature environnante. Il ne faisait aucun doute pour moi qu’il était un avec Dieu. Je n’ai vu que rarement le Cheikh ainsi, car il s’enfermait toujours dans sa chambre quand il méditait — c’est l’évidence même — mais cette expression au plus haut point majestueuse, il l’avait souvent pendant son sommeil, et je me demandais alors comment un tel homme pouvait supporter de vivre dans un monde comme le nôtre.
Un jour, alors que nous étions arrivés à un endroit bien au-dessus de la limite des arbres où l’on découvrait une vue magnifique sur les montagnes couvertes de neige, le Cheikh s’assit pour se reposer tandis que pour ma part je fus tentée d’arriver au sommet de la crête. Il n’y avait plus de sentier et je montais à travers un éboulis de roches schisteuses, quand tout à coup je me trouvai au milieu d’un champ d’edelweiss comme je n’en avais jamais vu. Je l’appelai: «Yâ Cheikh, viens voir, c’est plein d’edelweiss par ici». Quand le Cheikh vit où j’étais, il me cria: «Non, non, je vois que c’est dangereux où tu es; reviens, il ne faut pas risquer sa vie sans raison sérieuse!». Je redescendis vers lui en concédant qu’il avait raison et le lui dis. Nous restâmes encore longtemps à contempler la vue car nous n’avions aucune envie de redescendre. Le Cheikh me parla de la respiration, il me dit que l’air est la manifestation de l’éther qui tisse les formes: quand nous respirons, l’air introduit en nous l’éther créateur avec la lumière et nous respirons ainsi la Présence universelle de Dieu. La respiration doit s’allier au Souvenir de Dieu, il faut respirer avec vénération, avec le cœur.
Le soir à l’hôtel, le Cheikh écrivait où me racontait son passé. Il paraît que déjà enfant il était logique et objectif comme un sabre dégainé; les adultes prenaient cela pour une curiosité et disaient: «Cela lui passera avec l’âge». Seul son père disait: «Frithjof sera un jour quelqu’un de grand». Les histoires d’anachorètes l’impressionnaient beaucoup et un jour, son frère et lui, prirent les cendres de la cheminée du salon, s’en répandirent sur la tête, s’en barbouillèrent la figure et les vêtements puis s’assirent les jambes croisées, les yeux fermés, pour «méditer». Quand leur mère les découvrit, épouvantée, ils lui dirent: «Laisse-nous tranquilles, maman, nous sommes des sannyasis». La pauvre Mme Schuon eut un autre choc quand elle trouva ses fils sur le point de scier les pieds de la table à manger. Ils avaient vu des images d’intérieurs orientaux et trouvaient que ce serait tellement plus agréable de manger assis par terre sur des coussins autour d’une table basse. Heureusement, le bois de la table était fort dur et les enfants ne purent qu’égratigner le précieux meuble avant qu’un trop grand dommage ne fut fait.
Le Cheikh ne riait jamais, mais quand il me racontait ces histoires il se retenait de rire et un léger «heu, heu» lui échappait. Enfant, il avait aussi le don de consoler ses petits amis qui venaient, alors déjà, lui confier leurs chagrins et lui demander conseil, et dans leurs aventures, c’était toujours lui le chef.
D’autres soirs, nous chantions toutes les chansons que nous connaissions en commun, le Cheikh faisant la deuxième voix. Il avait une belle voix et un fin sens musical. Il regrettait de ne pouvoir chanter durant les réunions de prière avec ses amis, parce que les voisins pouvaient nous entendre, et quand cinq ans plus tard nous eûmes finalement une maison à nous, ce fut comme une libération pour lui de pouvoir le faire, et il improvisait alors de fort beaux chants spirituels.
Ce merveilleux séjour dans la nature vierge fut le début d’une lente convalescence pour le Cheikh qui dès la mort de son père avait souffert indiciblement de l’ambiance de laideur, de mesquinerie, de manque de foi et — à l’atelier de dessinateurs où il avait travaillé — de la vulgarité et de la méchanceté du milieu où il avait été forcé de vivre. Il était un enfant extrêmement sensible à la beauté, à la grandeur, au sacré, ce dont témoignent les poésies qu’il écrivit à l’âge de 13 ans et dont j’aimerais donner ici deux traductions de l’allemand:
Il aspirait de toute son âme à une ambiance qui manifestât les qualités et vertus qui faisaient partie intégrante de sa nature, mais il ne rencontrait souvent qu’incompréhension, dédain ou moquerie. Seul le prêtre chez qui il allait se confesser lui montrait de la sympathie; mais pour le jeune Schuon, qui avait déjà lu les écritures sacrées de l’Inde et les sermons du Bouddha, une foi étroitement catholique ne pouvait étancher sa soif de l’Absolu. Très tôt il pressentait que Dieu allait l’appeler à une mission, mais il ne savait évidemment pas ce qu’elle serait. Ses intuitions et ses aspirations se heurtaient partout à des portes closes; autour de lui tout semblait plongé dans les ténèbres! Ce qui le maintenait à flot c’était sa foi inébranlable et la lecture de textes sacrés. Durant son service militaire il lisait entre autres la vie de Milarépa et la vie de Ramakrishna et notait par écrit ses pensées et les communiquait à ses amis par courrier; c’était le début de son premier livre, écrit en allemand: Leitgedanken zur Urbesinnung («Pensées directrices pour la méditation primordiale»). Tel un brise-glace dans la nuit, il essayait de se frayer un chemin vers la lumière dont il connaissait la vérité par intellection et à laquelle il voulait faire participer ses prochains.
Quand il perdit son travail de dessinateur à Paris, ce fut pour lui un signe: il devait quitter l’Europe pour toujours — croyait-il — et fuir en Orient, en se mettant entièrement entre les mains de Dieu qui lui montrerait le chemin à suivre. Et il fut dirigé par le destin vers l’Algérie et le vénérable Cheikh El Alaoui. Pendant son séjour de trois mois auprès de ce grand saint, bien des blessures commencèrent à guérir, mais la police française lui fit des tracasseries et en causa aussi au vieux Cheikh, de sorte qu’il se sentit obligé de rentrer en France. Quelques années plus tard, lorsqu’il partit pour l’Inde avec le secret espoir d’y disparaître pour toujours, la guerre éclata et il fut à nouveau obligé de rentrer pour incorporer l’armée. Il était évident que Dieu voulait que les dons qu’Il avait mis dans ce jeune homme fussent mis en valeur en Occident et non qu’ils se perdissent dans les sables du Sahara ou dans les eaux du Gange. «Je voulais être porté vers la Divinité sur les ailes de la beauté tant extérieure qu’intérieure, sans m’illusionner, et d’une manière profondément sérieuse et sacrée, et par conséquent non en dehors de la Vérité et ce qu’elle nous impose», écrivit-il à un ami; et ce fut finalement à lui de créer autour de lui et chez ceux qui comprirent et assimilèrent ses écrits, le monde de ses aspirations, et qui, précisément, était un monde de vérité, de beauté et de grandeur d’âme.
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Après notre séjour en montagne nous nous installâmes dans un nouvel appartement de trois pièces, au dernier étage d’un immeuble, avec une vue sur le lac Léman. Ma famille, qui savait seulement qu’il était écrivain, s’était opposée en bloc à mon mariage («on n’épouse pas un homme sans nom, sans argent, qui a écrit un livre incompréhensible et qui, par-dessus le marché, a une tête de prophète!»); mais elle se montra finalement généreuse et nous pûmes nous offrir quelques tapis et tentures berbères et le minimum nécessaire de meubles rustiques en bois clair dont nous rêvions.
Le Cheikh menait une vie fort disciplinée, ponctuée par les heures des prières; toujours dur avec lui-même, il était par contre indulgent envers ses disciples pour lesquels il tenait compte des conditions de travail difficiles du monde moderne. Il ne changea pas ses habitudes durant toutes les années où nous avons vécu ensemble. Il se levait à l’aube et accomplissait tout d’abord ses prières. «Tant qu’on n’a pas fait ses prières, on n’est pas un être humain». Après le petit déjeuner, il continuait à se rendre au bord du lac, en solitaire, comme avant son mariage. Il avait un strict besoin de ces heures de solitude à l’air libre. À dix heures, il recevait ses visiteurs, et l’après-midi, après s’être retiré une heure, il écrivait et écrivait encore des articles ou des lettres. Il répondait à tout son courrier avec une patience et une générosité admirable, ne craignant pas de remplir plus d’une douzaine de pages si nécessaire pour éclairer tous les angles d’un problème. Il écrivait souvent tard dans la nuit et se levait de temps à autre pour faire les cent pas, moins pour réfléchir à ce qu’il voulait exprimer que pour se souvenir de Dieu. Il lisait tous les jours une page du Coran en arabe et aimait aussi lire des Psaumes — les Psaumes 63, 77, 103 et 124 étaient ses préférés — selon les circonstances.
Nous mangions, soit par terre à une petite table marocaine soit à la cuisine, en silence. «Il faut respecter la nourriture», et le Cheikh mangeait en effet toujours avec recueillement. Il ne supportait pas qu’on ait des conversations intenses à table et quand je répondais par politesse à des invités, il me disait: «Laisse-les donc manger», ce qui suffisait à imposer le silence à tout le monde. Il ne s’adossait jamais, et d’ailleurs nous ne possédions pas de chaises, seulement deux tabourets, un à la cuisine, et un pour son bureau; hormis cela nous n’avions que des poufs marocains. Pour les visiteurs qui n’avaient pas l’habitude de la vie à l’orientale, nous avions acquis deux fauteuils de jardin pliants qu’on pouvait au besoin rapidement extraire de leur réduit. Ce n’est que durant les dernières années de sa vie qu’il se résigna à s’asseoir dans un fauteuil pour recevoir les visiteurs, mais il évitait autant que possible de le faire. Il marchait toujours tout droit, même les derniers mois avant sa mort quand il avait de la peine à rester debout, affaibli qu’il était par trois infarctus. Il ne se lavait qu’à l’eau froide; prendre un bain chaud lui venait aussi peu à l’idée que de fumer du narguilé! S’il est vrai que certaines de ses habitudes venaient du fait qu’il avait toujours été pauvre, elles correspondaient d’autre part à sa nature ascétique. Tout ce qu’il faisait, il le faisait bien, sans se presser, l’air recueilli. Une habitude qu’il avait, après les repas, c’était de prendre sa tasse ou son verre et de les rincer sous le robinet de la cuisine, invariablement; il faisait aussi son lit dès qu’il avait terminé ses prières du matin.
Quand il voulait se renseigner sur un sujet qui le préoccupait, il allait chez ses amis libraires, empruntait un livre pour un ou deux jours et allait le rendre ensuite, ou bien il lisait ce qu’il lui fallait à la librairie même. Il avait le don de tomber immédiatement sur les pages nécessaires à son savoir; c’était comme si un ange ouvrait le livre pour lui. Ainsi il ne perdait pas son temps à chercher et à devoir lire ce qui ne lui était pas utile. Mais il tombait aussi sur des erreurs et, avec l’épée de son discernement toujours en éveil, il les combattait sans pitié. «Il n’y a pas de droit supérieur à celui de la Vérité» semblait être sa principale devise, et sa franchise ne lui attirait évidemment pas que des amis. Parfois il achetait un journal pour savoir ce qui se passait dans le monde; mais les erreurs commises par les politiciens l’irritaient tellement qu’il préféra ne plus rien entendre.
Dans les années cinquante, le Cheikh recommença à peindre. Par ses peintures il voulait exprimer des vertus ou communiquer des états d’être. Il prenait comme modèles d’une part les Indiens des Plaines des temps anciens, chez lesquels on trouve des sommets de noblesse virile (Guénon, auquel il avait envoyé une dizaine de photographies de ces Indiens, écrivit: «Ce sont en effet des visages remarquables») et d’autre part la Sainte Vierge sous son aspect universel de Mère des Prophètes ou de Logos féminin, qui représente le sommet de la sainteté féminine. Les tableaux du Cheikh pouvaient donc avoir un effet ennoblissant et intériorisant pour le spectateur réceptif. Un livre avec ses peintures a été publié aux États-Unis. Ce qui est regrettable, c’est que l’éditeur y ait inclus une quinzaine de peintures (datées à partir de 1988) qui ne sont pas du Cheikh mais d’une de ses élèves, ce qu’un connaisseur d’art peut immédiatement voir mais ce qui induit tout de même en erreur.
La facilité que le Cheikh avait à dessiner lui avait d’ailleurs permis, dès l’âge de 16 ans, de gagner sa vie comme dessinateur sur étoffe, tout en vendant occasionnellement quelques peintures. Un marchand de tableaux de Paris ayant vu quelques œuvres du jeune Schuon, lui dit: «Jeune homme, vous avez des millions au bout des doigts». Mais ce jeune homme ne rêvait pas de carrière artistique et avait à ce moment-là au contraire décidé de quitter l’Europe à jamais, pour se retirer dans une grotte au bord du désert ou dans l’Himalaya en attendant, dans un anéantissement total de sa volonté individuelle, ce que Dieu lui indiquerait de faire. «On ne peut connaître la Volonté de Dieu que dans l’anéantissement de ses propres désirs; ce n’est pas à nous de créer une élite intellectuelle, c’est à Dieu de la créer, si telle est sa Volonté» écrivit-t-il à un ami. «Je préfère mourir, plutôt que de faire quelque chose qui ne serait pas la volonté du Ciel». C’est dans le même sens qu’il me dit une fois qu’un Cheikh-el-Barakah naît des cendres de son propre ego.
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De temps à autre, nous nous offrions le luxe d’aller voir un beau spectacle exotique: les ballets de Bali, du Kabuki, des danses hindoues; ou un beau film sur le Moyen Âge ou la vie d’un saint. Et le Cheikh n’empêchait pas ses disciples de faire de même: en effet, dans un monde de laideur et de trivialité, l’âme pouvait apprendre beaucoup par la vision concrète de la beauté, de la grandeur et de la noblesse des sentiments exprimés, et être encouragée dans l’effort de la vertu. «On ne peut entrer dans le sanctuaire de la Vérité que d’une façon sainte, et cette condition englobe avant tout la beauté du caractère». Il voulait que nous cultivions la beauté de l’âme, la dignité du comportement, du langage, du vêtement; toutes qualités qui menaçaient de s’effriter dans un monde où le laisser-aller devenait presque de mise, et à cette époque – les années cinquante et le début des années soixante – l’influence corrosive de la psychanalyse n’avait pas encore pu s’infiltrer dans toutes les manifestations de l’art dramatique.
Parfois nous écoutions de la musique; nous n’avions que peu de disques, mais ils étaient bien choisis, en conformité avec le pouvoir d’intériorisation que provoquaient les mélodies. À part quelques disques de musique hindoue, japonaise ou balinaise, nous avions des pièces classiques dont le Cheikh disait qu’elles étaient de véritables inspirations et comme des portes qui s’ouvrent sur le paradis; par exemple la «Berceuse» de Sibelius, la Sonate au clair de lune, le deuxième mouvement de la 7e symphonie de Beethoven, le 1er mouvement du concerto d’Aranjuez de Rodrigo, «Goyesques» de Granados, «Dans les steppes de l’Asie centrale» de Borodine, et de la musique tzigane ! Nous ne nous lassions jamais de l’écouter. Le père du Cheikh avait été violoniste et avait donné des concerts en Russie et en Scandinavie; il était spécialisé dans les compositeurs d’Europe orientale et jouait lui-même comme un tzigane. Ce qui est curieux, c’est que lorsque nous allions dans un restaurant où jouaient des tziganes, ceux-ci semblaient sentir une affinité avec le Cheikh, car le primas venait toujours à notre table pour faire vibrer son violon à nos oreilles.
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Le nombre des visiteurs augmentait d’année en année et la vie dans notre appartement devenait presque intenable. Aussi fut-ce un vrai don du Ciel quand un membre de ma famille, qui s’était joint à nous et qui se rendait compte de notre situation, nous offrit de quoi acheter un terrain et construire une maison. Nous trouvâmes aux abords de Lausanne un vieux verger abandonné, au milieu de vignobles, avec une vue sur le lac et les montagnes. Nous ne pouvions rêver mieux; c’était un vrai petit paradis qui offrait au Cheikh la paix et l’espace nécessaires à ses activités. Des amis, M. et Mme Whitall Perry, achetèrent le terrain à côté du nôtre, ce qui eut bien des avantages pour nous, et, entre autres, d’avoir accès à un téléphone tout proche. L’idée d’avoir un tel appareil dans sa maison effleurait aussi peu l’esprit du Cheikh que d’avoir une machine à écrire, et nous allions nous en passer comme par le passé où je devais aller à une cabine en ville en cas de nécessité. Le Cheikh était un homme d’une autre époque et semblait vivre davantage dans le monde des idées que dans le monde des faits quotidiens. Il était comme l’incarnation du verset du Cantique des Cantiques, «Je dors, mais mon cœur veille» ou de ce qu’il dit lui-même dans un texte: «Dieu est Être, et ce qu’il aime en nous, c’est l’aspect être; nous devons, quand nous pensons à Dieu, reposer dans l’être». Et pourtant, il se rendait compte de tout ce qui se passait autour de lui. Au cours de voyages avec des amis, nous étions parfois engagés dans des conversations auxquelles il ne semblait pas prendre part. Mais il suffisait que quelqu’un dise une sottise pour qu’il fonce comme un aigle afin de corriger l’erreur. Il en allait de même quand on lui posait une question: la réponse jaillissait sans la moindre hésitation. Il portait toujours sur lui un calepin dans lequel il notait des idées ou des tournures pour ses articles. J’ai encore dernièrement trouvé dans un de ces petits carnets la phrase suivante, qui m’avait impressionnée lors de la lecture du chapitre sur le Coran dans Comprendre l’Islam: «L’apparente incohérence des Écritures sacrées a toujours la même cause, à savoir la disproportion incommensurable entre l’Esprit d’une part et les ressources limitées du langage humain d’autre part; c’est comme si le langage coagulé et pauvre des mortels se brisait, sous la formidable pression de la Parole céleste, en mille morceaux, ou comme si Dieu, pour exprimer mille vérités, ne disposait que d’une dizaine de mots, ce qui l’obligerait à des ellipses, des raccourcis, des synthèses symboliques». S’il avait oublié son carnet, il me disait de lui rappeler telle ou telle phrase, tel ou tel mot; ainsi un jour il me dit: «Rappelle-moi le mot ‹boomerang› quand nous serons à la maison». «Boomerang?» «Oui, boomerang». Intriguée, je me mis à lire le soir ce qu’il pouvait bien avoir écrit et je lus: «À la question de savoir pourquoi l’homme a été mis dans le monde alors que sa vocation foncière est d’en sortir, nous répondrons: c’est précisément pour qu’il y ait quelqu’un qui retourne à Dieu, c’est-à-dire que la Toute-Possibilité exige que Dieu non seulement se projette, mais aussi réalise la béatitude libératrice du retour… De même que le boomerang, par sa forme même, est prédestiné de retourner auprès de celui qui l’a lancé, de même l’homme est prédestiné par sa forme à retourner auprès de son divin prototype; qu’il le veuille ou non, l’homme est ‹condamné› à la transcendance».3
Il me surprenait sans cesse par sa présence d’esprit ou son sens pratique. S’il lui arrivait de laisser tomber un objet, il le rattrapait en plein vol avant que l’objet ne touche le sol; quand une bougie avait laissé des taches de cire sur le tapis, il posait un ou deux papiers buvard sur la tache, chauffait de l’eau dans une casserole bien plate et la mettait sur le buvard qui absorbait alors en un clin d’œil la cire. Ou encore: nous avions creusé, dans notre verger tout en pente, un replat pour y dresser le tipi que nous avions acheté dans l’Ouest; or les oiseaux venaient par douzaines manger les graines que j’avais semées pour faire pousser de l’herbe sur le terrain fraîchement préparé et je m’en plaignis au Cheikh. «Va demander du foin au voisin et couvres-en le replat», me dit-il, comme s’il avait toujours fait de l’agriculture, et le système s’avéra efficace.
Le Cheikh aimait les orages et allait les contempler de son balcon. Plus il y avait d’éclairs et de coups de tonnerre plus il était heureux. «La colère de Dieu me console, et elle me fait respirer». Il y avait dans son caractère, à côté de sa grande bonté, un trait volcanique qui faisait penser à Beethoven. Il souffrait du fait de ne jamais pouvoir jeter quelqu’un à la porte, comme n’importe quel Maître spirituel en Orient pouvait le faire impunément; en Occident ce n’était pas possible et c’était une des raisons qui le rendirent malade. Les orages étaient pour lui des manifestations de la justice divine dont il savait qu’elle frapperait un jour.
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Les années passaient, les arbres fleurissaient et nous donnaient des fruits, le pré nous réjouissait de ses nombreuses fleurs sauvages et les oiseaux de leurs chants variés. Tout aurait pu n’être que beauté et harmonie, si le Malin n’avait été constamment aux aguets pour tourmenter le Cheikh: les défections, les trahisons, les calomnies se succédaient, et pour un homme comme le Cheikh qui était la fidélité et la droiture en personne, ces déceptions, a priori inconcevables, finirent par avoir raison de sa résistance physique; il tomba gravement malade d’asthme et il songeait sérieusement à ne plus accepter de nouveaux postulants dans la Voie et à se retirer quelque part loin du monde, dans les montagnes.
Mais le Ciel intervint et lui envoya sa Messagère la plus douce et la plus belle, la Vierge Marie, pour laquelle le Cheikh avait toujours eu une grande vénération; elle lui rendit courage et lui donna de nouvelles forces. Après un séjour d’un mois au Maroc, qui fut riche de bénédictions, notre vie continua comme auparavant et il y eut tout un fleuve de jeunes aspirants qui vinrent frapper à notre porte.
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Quinze années passèrent encore, interrompues par de fructueux voyages et des séjours de repos à la montagne, jusqu’au jour où le Cheikh eut un signe du Ciel absolument certain qui l’appelait à émigrer en Amérique. Ce signe était tellement impérieux que lorsque, après ma visite au consulat des États-Unis, je dus dire au Cheikh qu’il n’y avait pour nous aucune possibilité d’immigrer, il eut une crise d’asthme et dit que dans ce cas il fallait essayer le Canada ou le Mexique. Heureusement, grâce à l’aide d’un ami américain qui était avocat, les obstacles purent être levés, et c’est ainsi que nous partîmes pour les forêts de l’Indiana, où nous attendait déjà une communauté d’une quarantaine de jeunes qui tous avaient étudié les religions comparées sous la direction d’un disciple du Cheikh, le Dr. Victor Danner, professeur à l’Université de Bloomington.
J’ai tenu à raconter cet épisode, car il y a eu beaucoup de spéculations erronées à propos de notre départ de Suisse. En fait, le Cheikh n’aurait jamais entrepris un tel changement dans sa vie — il avait alors déjà 73 ans — sans être sûr que c’était la Volonté divine. Déjà quelques années auparavant, on nous avait suggéré de nous établir au Maroc et on nous avait montré des propriétés près de Tanger fort tentantes, mais il avait dit: «Pour faire un tel pas, je dois avoir un signe du Ciel».
Grâce à la fondation d’une maison d’édition spécialisée dans la publication des livres du Cheikh que nous aidions à traduire en anglais, l’œuvre de Frithjof Schuon fut de plus en plus connue d’un nombre grandissant d’intellectuels qui souvent manifestèrent leur reconnaissance par des lettres pleines de gratitude. La semence de la Vérité a été semée dans le désert spirituel qu’est l’Amérique, et c’est là, me semble-t-il, une raison suffisante pour le grand saut que nous fîmes en 1980 par-dessus l’océan Atlantique. Toute sa vie, le Cheikh n’a fait et n’a voulu qu’une seule chose: exprimer la Vérité, attirer à la Vérité et vivre la Vérité.
Le but qu’il nous propose d’atteindre est-il trop élevé?
Dans une lettre adressée à Titus Burckhardt il écrit: «La grandeur est la
condition nécessaire au retour à Dieu, car Dieu est grand et seul ce qui est
grand arrive au grand. Cette grandeur est avant tout l’union de l’âme à Dieu.
Celui à qui cette union n’est pas accessible, à celui-là la ferveur est peut-être
accessible, et celui pour qui celle-ci est hors d’atteinte, à celui-là la
persévérance ou la fidélité est certainement accessible, car c’est là une
grandeur accessible à tout homme spirituel».
Comme en testament, le Cheikh écrivit durant les trois dernières années de sa vie près de 3200 poésies aussi bien didactiques que lyriques, dans esquelles il distille jusqu’à la dernière goutte son savoir et son âme en des versets qui vont droit au cœur pour qui peut les lire en allemand.
Après s’être levé pour la prière, il s’éteignit à l’aube du 5 mai 1998, assis dans son fauteuil, en invoquant le Nom de Dieu.
Puisse l’œuvre du Cheikh luire dans les cœurs de ceux qui ont des oreilles pour entendre.
Artiste suisse allemande, Catherine fut pendant près de
cinquante ans l’épouse de Frithjof Schuon.
Notes
1. Logique et Transcendance, chap. «Les preuves de Dieu».
2. Forme et Substance dans les Religions, chap. «La Croix ‹temps-espace› dans l’onomatologie koranique».
3. Le Jeu des Masques, chap. «L’homme dans la projection cosmogonique».
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