par Jean-Baptiste Aymard

Il parle, lui, d’après l’expérience du regard,
Et c’est là toute la différence.
Le cavalier céleste est passé;
La poussière s’est élevée dans l’air,
Il s’est hâté mais la poussière qu’il a soulevée
Reste toujours là en suspens.
Regarde droit devant toi;
Que ton regard ne dévie ni à droite ni à gauche;
La poussière est ici et lui
Dans l’Infini.

Rûmî

Frithjof Schuon naît à Bâle le 18 juin 1907.

Violoniste et professeur au Conservatoire, son père est d’origine germanique alors que sa mère est alsacienne. Son frère aîné, Erich, est venu au monde une année auparavant.

Schuon vers 1917.

Foncièrement germanique, et ne parlant qu’allemand à cette époque, Schuon s’imprègne très jeune d’un certain romantisme poétique et mystique dont il trouve un écho particulier dans les contes et mélodies traditionnelles. Musicien doué et poète à ses heures, Paul Schuon donne à ses enfants une culture ouverte sur les mondes anciens de tous horizons et très tôt le jeune Frithjof découvre la Bhagavad-Gitâ, le Coran, les Védas ou… les Contes des Mille et Une Nuits qui enchantent son enfance.

Né sous le signe des Gémeaux, signe alliant intelligence et sensibilité artistique, intuition et force réalisatrice, Schuon aspire dès son plus jeune âge à trouver dans l’art sacré et la prière un réconfort. Profondément mystique — au sens noble du terme — il se sent comme étranger au monde et incompris des siens. Il s’absorbe dans le rêve, la poésie et le dessin. C’est ainsi qu’à treize ans on le voit affirmer gravement à l’un de ses jeunes correspondants qu’il s’apprête à écrire un poème épique hindou…

Frithjof avec son père, sa mère et son frère vers 1917.

Au décès de son père, en 1921, Schuon quitte la Suisse et part avec sa mère pour Mulhouse. Loin de Bâle dont il aimait l’ambiance romantique et loin de ses amis, il se voit contraint d’apprendre le français. Meurtri et mélancolique, il multiplie les poésies qui laissent entrevoir une inaltérable soif d’Absolu et rédige un journal intime d’une étonnante densité. «Je ne veux que Vérité et Lumière» écrit-il en 1924.

Avec son frère (1932).

A seize ans, alors que son frère entre au Séminaire — il deviendra moine trappiste sous le nom de Père Gall — Schuon doit renoncer à poursuivre ses études pour subvenir aux besoins de sa famille et devient dessinateur sur textile. Il se plonge alors dans la lecture de Platon et des philosophes mais il lit et médite surtout la Bhagavad-Gitâ et s’intéresse à tout ce qui a trait à l’Orient indien. C’est l’époque où il découvre l’œuvre de René Guénon dont le livre Orient et Occident vient de paraître. Schuon trouve là tout ce qu’il pressent. Il lit avec enthousiasme L’Homme et son devenir selon le Védânta puis l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues et, dès sa parution, en 1927, La Crise du monde moderne. Guénon lui apparaît alors comme «le théoricien profond et puissant de tout ce qu’il aime».

Mais Schuon ne peut se contenter de théorie, il aspire à une véritable «renaissance intérieure» et s’engage dans une quête spirituelle de tous les instants. En 1928, il part accomplir son service militaire à Besançon. Ordonnance d’officier, il y séjourne dix-huit mois. Durant toute cette période il esquisse à grands traits ce qui sera son premier livre en allemand, Leitgedanken zur Urbesinnung (Pensées directrices pour la méditation du primordial), qui paraîtra quelques années plus tard en 1935.

À Paris (1929).

Au lendemain de la crise économique de 1929, Schuon retourne à Paris. Il y retrouve un emploi de dessinateur sur tissus mais sa situation reste plus que précaire. Mais s’il demeure profondément védantin son intérêt pour l’Islam est cependant grandissant. Il apprend l’arabe et s’exerce à le calligraphier alors que s’il maîtrise encore mal la langue française il l’écrit cependant de mieux en mieux. L’une de ses premières lettres en français est d’ailleurs pour Guénon qui vient de quitter la France pour le Caire. Le 5 Juin 1931, celui-ci lui répond: «Pour ce qui est de l’adhésion à une tradition orientale, il est certain que non seulement l’Islam est la forme la moins éloignée de l’Occident mais c’est aussi la seule pour laquelle la question d’origine n’a à se poser en aucune façon et ne peut jamais constituer un obstacle». Ce sera le début d’une correspondance régulière jusqu’à la mort de ce dernier quelques vingt ans plus tard.

Mais, en Février 1932, Schuon perd son emploi et il n’envisage plus que de partir pour l’Orient: «Tout est fini. J’ai suffisamment joui de l’Europe. Elle m’a repoussé comme de la poussière. La semaine prochaine je serai déjà en Algérie, sans le moindre espoir terrestre, même sans argent. Qu’importe?». A l’instar de Plotin qui souhaitait «fuir seul vers le Seul» il ne songe plus qu’à fuir le monde moderne: «Je n’ai plus besoin de rien. Peut-être vais-je m’évaporer, comme un chant jamais entendu. L’Occident a roulé sur moi comme une roue et m’a brisé les côtes. Il n’y a maintenant plus de concessions, il n’y a plus que le Suprême Solitaire, le Seigneur des vivants et des morts.» (Lettre du 21 Février 1932, traduite de l’allemand).

Sheikh El-Alawî.

Il devra néanmoins patienter jusqu’à l’automne. En Novembre, après un bref séjour à Marseille où il fait la connaissance de plusieurs membres de la puissante confrérie allaouite, Schuon embarque pour Oran puis se rend à Mostaghanem où réside le vieux et vénéré Sheikh El-Alawî. En dépit de l’état de santé précaire du Maître, qui revient du Pèlerinage, le jeune européen est reçu dès le lendemain de son arrivée. «Vêtu d’une djellaba brune et coiffé d’un turban blanc — avec sa barbe argentée, ses yeux de visionnaire et ses longues mains dont les gestes semblaient alourdis par le flux de sa barakah, il exhalait quelque chose de l’ambiance archaïque et pure des temps de Sidna Ibrahim el Khalil (Abraham). Il parlait d’une voie affaiblie, douce, une voix de cristal fêlé, laissant tomber ses paroles goutte à goutte. Ses yeux, deux lampes sépulcrales, ne paraissaient voir, sans s’arrêter à rien, qu’une seule et même réalité, celle de l’infini à travers les objets — ou peut-être un seul et même néant dans l’écorce des choses: regard très droit, presque dur par son énigmatique immobilité, et pourtant plein de bonté. Peu après, Schuon reçoit une lettre de Guénon qu’on lui a fait suivre: «Je me demande si vous avez déjà réalisé votre projet de partir pour l’Algérie ou si vous allez le réaliser (…) Je vous engagerais plutôt à aller à Mostaghanem et à voir le Cheikh Ahmed ben Alioua, à qui vous pourrez vous présenter de ma part»… Schuon lui ayant répondu, Guénon lui adresse un nouveau courrier directement à Mostaghanem où il précise: «En tout cas la première chose essentielle c’est le rattachement à l’Ordre; le reste peut venir ensuite, et souvent de façon imprévue».

En 1935.

Schuon, qui a reçu le nom traditionnel d’Aïssâ Nur ed-Din («Jésus, Lumière de la Tradition»), séjournera pratiquement quatre mois dans la zaouia et sera «rattaché» à la confrérie en fin Janvier 1933 de la main même du Sheikh en présence d’Adda Bentounes qui sera appelé à lui succéder à Mostaghanem.

Les autorités françaises d’Algérie ne virent cependant pas d’un bon œil la présence d’un européen parmi les arabes. Craignant qu’il ne s’agisse d’un agitateur communiste elles convoquèrent Schuon et ses hôtes et se montrèrent suffisamment vindicatives pour que Schuon renonce à rester ou à poursuivre son périple vers le Maroc et décide de retourner en France.

De Mostaghanem, il avait adressé au Voile d’Isis, la revue dans laquelle Guénon écrivait déjà régulièrement et qui deviendra vite les Etudes Traditionnelles, un article intitulé «L’aspect ternaire de la Tradition monothéiste» qui sera sa première contribution et l’amorce d’une collaboration de près de cinquante trois ans. Il y évoque pour la première fois la notion d’«Unité essentielle et transcendante» des trois religions monothéistes.

Titus Burckhardt.

Peu après son retour, Schuon renoue avec l’un de ses amis d’enfance, Titus Burckhardt, qui partira bientôt pour Fès et sera, à son tour «rattaché» à une autre Tarîqah. Apprenant méthodiquement l’arabe et vivant en étroit contact avec la population il se pénétrera de la sagesse soufie, de la science et de l’art traditionnels dont il deviendra un expert renommé.

A Paris, Schuon rencontre Louis Massignon et Emile Dermenghem, tous deux orientalistes hors normes, et parfait sa connaissance de l’Islam.

Le 11 Juillet 1934 cependant, il connaît une expérience spirituelle d’une très grande intensité qui va changer le cours de sa vie. Alors qu’il est absorbé dans la lecture de la Bhagavad-Gitâ il a le sentiment que le Nom divin s’actualise en lui avec une intensité bouleversante. Il dira que le Nom avait «fondu sur lui comme l’aigle sur sa proie». Trois jours durant la Présence divine va vibrer en lui. Peu après il apprend par ses amis derviches que le Sheikh El-Alawî est mort ce même 11 Juillet…

En mars 1935, Schuon retourne à Mostaghanem où le khalifah Adda Bentounes a succédé au Sheikh défunt. Pour répondre aux vœux du Sheikh El-Alawî, celui-ci nomme Schuon moqaddem («représentant») à l’issue d’une longue et édifiante khalwah (retraite). Cette fonction lui confère la possibilité de transmettre l’initiation et le «rattachement» à l’Ordre.

Guénon, qui avait maintes fois souligné dans ses écrits l’importance qu’il accordait à l’initiation, voit dans cette nomination une ouverture en Occident pour tous ceux qui, en quête de vie spirituelle et de gnose, s’adressent à lui.

Très vite, trois groupes se constituent autour du nouveau moqaddem: un à Bâle, un autre à Lausanne puis un troisième à Amiens. Plusieurs amis d’enfance de Schuon le suivent. Celui-ci, qui a trouvé un travail de dessinateur en Alsace, voyage d’une ville à l’autre. Titus Burckhardt, revenu du Maroc, lui apporte son aide. De nouveaux venus, souvent très jeunes, comme Léo Schaya ou Mihail (Michel) Vâlsan, un roumain travaillant à l’ambassade de Roumanie à Paris, se manifestent et montrent l’intérêt qu’ils portent à la voie traditionnelle d’inspiration guénonienne. Les conditions d’existence de la jeune communauté restent précaires. Le moqaddem est quasiment sans ressource. Un nouvel emploi, mieux rémunéré, vient cependant à point nommé. La constitution d’un groupe homogène ne se fait pas aisément. Les lecteurs guénoniens, souvent plus âgés que Schuon lui-même, ont chacun leur idée sur la constitution de ce que Guénon appelle «l’élite intellectuelle» et ils oublient parfois la soumission qu’implique l’adhésion à une voie et le rattachement à un Maître.

Schuon songe à tout abandonner. Il n’est guère heureux non plus dans sa vie sentimentale. Amoureux d’une «noble et belle» jeune femme qui s’approche et se dérobe sans jamais se donner, il trouve le réconfort dans la prière. A la fin de l’année 1936, un nouvel événement d’ordre spirituel va tout changer: Schuon acquiert soudainement la certitude fulgurante et intrinsèque qu’il est investi «par en haut» de la fonction de Sheikh, de la maîtrise spirituelle, comme « reçue en héritage spirituel » du défunt Sheikh El Alawî. Simultanément plusieurs de ses amis ont, séparément, de semblables expériences le concernant. Les conditions de transmission de la barakah sont celles que lui avait méticuleusement énuméré le Sheikh Adda lors de sa nomination à la fonction de moqaddem… Schuon reçoit cette grâce inattendue plus comme une charge que comme une consécration. Du Caire, Guénon confirme la «régularité» traditionnelle de la transmission et se réjouit de la naissance d’une Tarîqah occidentale indépendante.

Guénon et Schuon au Caire.

En 1938, Schuon rencontre Guénon au Caire pour la première fois.

Guénon, vêtu à l’égyptienne, le reçoit chez lui, presque tous les jours durant une semaine. Il se dira très heureux de ses entretiens. Schuon, quant à lui, juge l’homme «fin et mystérieux» mais s’avoue un peu désappointé par la banalité des sujets de conversation mais aussi par ce qu’il appellera une sorte «d’épuisement mental» et par la lancinante inquiétude du vieux maître. C’est sans doute cette impression contrastée qui lui fera écrire, dans son hommage posthume, que «l’homme semblait ignorer son génie comme celui-ci inversement semblait ignorer l’homme».

Frithjof Schuon, Adrian Paterson et René Guénon.

L’année suivante, alors que la guerre gronde, Schuon et deux disciples anglais embarquent pour l’Inde. Sur le chemin, ils font escale au Caire. Guénon, alors malade, les reçoit couché. Schuon écrira «qu’il irradiait de lui une sorte de bienveillance» et que l’on ressentait en sa présence de la «grandeur spirituelle».

Lorsque les trois voyageurs parviennent à Bombay, le 2 septembre, ils apprennent que la guerre vient d’éclater. Citoyen français, Schuon doit rejoindre son régiment sans délai et trois jours à peine après son arrivée il s’en retourne vers l’Europe.

Frithjof Schuon avec le Père Gall (Erich Schuon) en uniforme de l’armée française, 1939.

Mobilisé, Schuon rejoint la 1ère Compagnie de Mitrailleuses sur la ligne Maginot non loin de la frontière suisse. Mais, en juin 1940, l’avance foudroyante des troupes allemandes met en déroute les régiments français pris à revers. Encerclés, les soldats se rendent. Schuon passe un mois dans un camp de prisonniers à Besançon. Les Alsaciens, dont il fait partie, sont mis à l’écart et libérés. Ayant le pressentiment d’une prochaine incorporation forcée dans l’armée allemande, Schuon décide de passer clandestinement en Suisse. Parti de nuit, il parcourt forêts et ravins des montagnes du Jura. Il est arrêté par des soldats suisses après avoir traversé des barbelés, évité une clairière gardée et providentiellement trouvé un passage sans surveillance.

Après des mois de tergiversations administratives, il recevra durant l’été 1941 un permis d’établissement qui lui permet de résider dorénavant en Suisse. Il y vivra dès lors près de quarante ans.

Du fait de la guerre, les relations avec Guénon sont plus épisodiques. Par le biais de la valise diplomatique roumaine, Vâlsan, que Schuon a nommé moqaddem pour la France, peut néanmoins communiquer avec le Caire.

Le 27 Décembre 1942, Schuon connaît une expérience spirituelle qu’il reçoit comme un «don», une «inspiration de l’Esprit» qui se manifeste par l’actualisation, par une sorte d’ouverture intellective, de ce qui va devenir la trame thématique et méthodique de son enseignement spirituel. Il présentera et résumera celle-ci très schématiquement dans Les
Stations de la Sagesse
(1958).

L’importance accrue que Schuon accorde désormais à l’invocation et à la pratique des vertus se conjugue chez lui avec un renouveau de sa sensibilité à l’Hindouisme et partant par une accentuation de son approche ésotérique. A cette influence va bientôt s’ajouter celle du monde primordial des Indiens des Plaines.

Black Elk et Joseph Epes Brown, South Dakota, É.-U., 1947.

A la demande de Schuon, un jeune ethnologue américain, Joseph Epes Brown, entreprend de retrouver un vieux chamane sioux, Black Elk, dont Schuon avait lu les mémoires collectées par John Neihardt bien des années auparavant. Cette rencontre donnera naissance au fameux livre Les rites secrets des Indiens sioux qui contribuera très largement à prévenir la disparition de rites alors en voie d’oubli. Schuon qui participe étroitement à la mise en forme puis à la traduction de la version américaine, correspond avec Black Elk par l’entremise de son disciple.

En 1947, la maison d’édition dirigée par Titus Burckhardt publie les deux premiers recueils de poésies en langue allemande, Sulamith et Tage- und Nächtebuch (Le livre des jours et des nuits).

Les relations avec Guénon vont singulièrement se compliquer lors de la parution, en 1948, d’un article de Schuon consacré aux Mystères christiques. Il y expose, pour la première fois, pourquoi la religion chrétienne est de nature intrinsèquement ésotérique et pourquoi les sacrements, comme le baptême et la confirmation, sont de facto d’ordre «initiatique». Cette interprétation n’est pas celle de Guénon qui, bien qu’il n’ait guère jusqu’à lors développé cette question — ne s’y «sentant aucune inclination» — préfère défendre l’idée que le christianisme est de nature exo-ésotérique comme l’Islam et qu’il a perdu quelques siècles après sa naissance, au IIIème et IVème siècle, son caractère ésotérique. Ce différend, tout autant que leur approches différentes de la vie spirituelle, va insidieusement miner leurs relations d’autant que certains s’emploient activement à alimenter la polémique. Très guénonien, Michel Valsân quitte alors Schuon.

Les relations resteront néanmoins courtoises et lors du mariage de Schuon avec Catherine Feer en 1949, par exemple, Guénon ne manque pas de mentionner: «Nous espérons bien que, par la suite, nous pourrons la voir elle-même ici avec vous». Dans sa dernière lettre (5 Octobre 1950), quelques trois mois avant sa mort, Guénon le salue encore, en arabe, d’un «Très excellent Sheikh et frère bien-aimé» et conclue par «Meilleurs saluts et amitiés».

Le premier livre en langue française de Schuon paraît chez Gallimard en Janvier 1948. Son titre et sa thématique, De l’Unité transcendante des Religions, feront date. «Si nous parlons d’ ‘unité transcendante’, nous voulons dire par là que l’unité des formes traditionnelles, qu’elles soient de nature religieuse ou supra-religieuse, doit être réalisée d’une façon purement intérieure et spirituelle et, sans trahison d’aucune forme particulière. Les antagonismes de ces formes ne portent pas plus atteinte à la Vérité une et universelle que les antagonismes entre les couleurs opposées ne portent atteinte à la transmission de la lumière une et incolore.» Lorsque le livre paraîtra en langue anglaise en 1953, le prix Nobel de Littérature T.S.Eliot dira: «Je n’ai jamais rencontré d’ouvrage aussi impressionnant dans l’étude comparative des religions d’Orient et d’Occident».

A la fin du mois de Novembre 1950 l’état de santé de René Guénon s’altère considérablement. Épuisé, il s’éteint le 7 Janvier 1951. La publication en 1953 de Perspectives spirituelles et faits humains qui fait suite à L’Oeil du Cœur, paru en 1950 chez Gallimard, marque un tournant dans l’œuvre de Schuon. Ce livre d’une grande densité est le fruit de sa maturité spirituelle et le couronnement des dix années passées. Sa stylistique s’épure et se personnalise. Sous forme d’aphorismes issus de lettres, de notes de lecture ou de réflexions notées au jour le jour, cet ouvrage foisonnant, ponctué de fulgurances imagées et poétiques, traite avec une étonnante profondeur des vertus, de la connaissance, de l’esthétique et du Vedantâ. L’écrivain thomiste anglais Bernard Kelly notera: «Dans Perspectives spirituelles [Schuon] parle de la grâce comme quelqu’un en qui cette grâce est opérante et, pour ainsi dire, en vertu de cette opération».

C’est aussi à cette même époque que Schuon commence à rédiger à l’intention de ses disciples, dispersés dans le monde, de très pénétrants textes méthodiques d’une à trois pages. Il en écrira, jusqu’à la veille de sa mort, plus de mille, restés pour la plupart inédits, qu’il regroupera sous le titre de Livre des Clefs.

A peu près au même moment, Schuon se met à peindre régulièrement. Il le fera jusqu’en 1985 environ. Au fil des ans, l’évolution thématique de sa peinture sera le reflet de son inspiration spirituelle. Très influencées par le monde peau-rouge pendant les quinze premières années, ces toiles seront ensuite, à partir de 1965, sous le signe d’une thématique à dominante mariale. «Ce que je cherche à exprimer dans mes peintures – et je ne puis vraiment exprimer autre chose – c’est le sacré associé à la beauté, donc les attitudes spirituelles et les vertus de l’âme» écrit-il dans une lettre.

L’année 1954 marque le début d’une longue série de voyages qui conduiront Schuon et son épouse dans plusieurs pays d’Europe occidentale, en Grèce et en Turquie puis à plusieurs reprises au Maroc et enfin en Amérique.

Frithjof et Catherine Schuon à Venise.

Tout comme il affectionne les lieux chargés de sagesse ancienne, Schuon aime à rencontrer les représentants d’authentiques traditions ou les sincères chercheurs de vérité. L’une des rencontres les plus marquantes sera celle qu’il aura à Londres, en 1954, avec le Swamî Ramdas. Rapportant cette entrevue dans son livre World is God, le célèbre swamî dira qu’il avait eu le sentiment de rencontrer «un prince parmi les saints».

Deux nouveaux livres paraissent en 1957: Sentiers de Gnose puis, peu après, Castes et Races. Schuon y réaffirme son approche universaliste et souligne l’importance de la voie de connaissance. «Seule la perspective sapientielle est un ésotérisme au sens absolu, ou autrement dit, elle seule est nécessairement et intégralement ésotérique, parce qu’elle seule dépasse les relativités». Dans un appendice au second titre, il développe une réflexion sur les Principes et critères de l’Art Universel où se trouvent exposés ce qu’il appellera plus tard les «fondements d’une esthétique intégrale».

L’année suivante paraissent Les Stations de la Sagesse. Schuon y souligne que la «conscience de l’Absolu est la prérogative de l’intelligence humaine», précise qu’il entend «situer dans un climat sapientiel les vérités dont l’homme a toujours vécu et dont il devrait continuer à vivre» et réaffirme l’importance de l’oraison et du « souvenir de Dieu».

Schuon avec le chef James Red Cloud (1959).

En 1959, Schuon et son épouse entreprennent leur premier voyage aux Etats-Unis. Ils se rendent à Pine Ridge, la fameuse réserve sioux, où Schuon sera adopté et recevra le nom de Wambali Ohitika (Aigle courageux). Ils se lieront aussi d’amitié avec Benjamin Black Elk, fils du désormais légendaire Black Elk, puis retrouveront leur ami Thomas Yellowtail, futur leader de la Danse du Soleil chez les Crows. Au terme de leur séjour ils auront le privilège d’assister à une première Danse du Soleil.

En 1961, l’un des livres les plus connus de Schuon, Comprendre l’Islam, paraît dans la collection Tradition de Gallimard. En s’appuyant sur la Sophia Perennis et avec un indéniable sens didactique et une grande limpidité d’expression, Schuon y aborde les grandes lignes de la tradition islamique avant d’en éclairer la dialectique métaphysique et l’approche soufique.

Ce livre, qui connaîtra de nombreuses rééditions et traductions, avait été précédé quelques mois plus tôt, d’un ouvrage essentiellement consacré au Bouddhisme, au Yoga et au Shintoïsme, Images de l’Esprit.

A partir de 1965 et pendant une décennie Schuon retournera presque chaque année au Maroc dont l’ambiance encore traditionnelle lui plaît et où il aime rencontrer de vieux foqarâ.

Lors de son premier périple il connaît une expérience spirituelle très particulière directement associée à la Vierge qu’il décrira plus tard dans quelques poèmes.

Sainte présence, souvenir lumineux.
Une image venue du Ciel; j’aime l’appeler
Stella Maris — mon étoile du matin.

A compter de ce jour Schuon qui voit dans Sayydatnâ Maryam le symbole matriciel de la Sagesse, unissant en elle Pureté réceptive et Grâce salvatrice, fera souvent référence à la sagesse mariale dans ses écrits et dans son enseignement spirituel mais aussi dans sa peinture où ses représentations mariales sont, de fait, plus hindoues et shaktiques qu’occidentales.

Jean Biès qui le rencontre alors, et qui parlera, dans la revue Epignosis, d’un «être quasiment inaccessible» esquisse de Schuon un portrait d’une grande justesse:

Schuon avait le visage des spirituels; ce visage qu’on n’a jamais encore vu auparavant, et qu’on reconnaît pourtant aussitôt. Mais peut-on suggérer plus que des caractères physiques, quand l’essence même qui se dégage d’un être ne peut se trouver cernée par aucune clause de style? Un vaste front, une courte barbe grise, d’abondants cheveux blancs tirés en arrière; le nez fortement busqué, les doigts effilés d’un pianiste. On remarque moins en lui ses yeux que son regard. Ses gestes ont de la vivacité; ils sont ritualisés jusque dans leurs détails: inviter à s’asseoir, saisir un porte-plume ne se font pas n’importe comment… Il est vêtu d’une djellaba brune, porte une écharpe de soie qui tombe sur ses bras et ses épaules. Au long des entretiens, il fera glisser de l’une à l’autre main un petit chapelet aux grains d’ivoire. Sa faculté d’accueil et d’attention à l’autre est totale; il semble toujours profondément intéressé par ce qui lui est demandé, cela fût-il de la dernière banalité. Il s’exprime avec un léger accent germanique — qu’il doit à son origine bâloise — articule les phrases avec netteté, laissant transparaître une ardente conviction, une autorité péremptoire, une emphase de majesté.

C’est l’époque où Schuon expose dans un article, que l’on retrouvera dans Regards sur les mondes anciens (1968), la nature de ce qu’il appelle désormais la Religio Perennis, «religion invisible» ou «sous-jacente», noyau quintessentiel de toutes les religions au-delà des voiles exotériques et ethniques.

Avec Logique et Transcendance qui paraît en 1970, aux Editions Traditionnelles, l’œuvre métaphysique de Schuon prend incontestablement une nouvelle dimension.

Pour la première fois peut-être il déploie toute l’étendue de sa dialectique et engage une critique méthodique des fondements de la philosophie classique et moderne tout en élaborant les prémisses d’une remarquable épistémologie traditionnelle.

Forme et Substance dans les Religions et L’Esotérisme comme principe et comme voie, chez Dervy, ne feront que confirmer le sentiment de maturité et d’épanouissement qui ressort alors de l’œuvre, toute faite d’équilibre et de nuances. Ce dernier ouvrage lui permet de préciser ce qu’il entend par ésotérisme véritable, à mille lieues des fantaisies occultistes et de montrer que la gnose, l’«ésotérisme en soi», transparaît sous les voiles des formulations religieuses comme un «message indirect parce qu’universel et par conséquent supra-formel». «Notre point de départ, dira-t-il plus tard, est l’Advaita Vedânta et non une anthropologie volontariste, individualiste et moraliste à laquelle s’identifie indubitablement le soufisme ordinaire — n’en déplaise à ceux qui veulent que notre orthodoxie consiste à feindre une mentalité arabo-sémitique ou à en devenir amoureux» (lettre du 29 Avril 1989).

C’est également de ce point de vue que participe Le Soufisme, voile et quintessence qui paraît en 1980, chez Dervy, et Christianisme/Islam, Visions d’œcuménisme ésotérique, en 1981, chez Arché.

Frithjof Schuon devant sa maison à Bloomington, vers 1990.

En Septembre 1980, Schuon et son épouse émigrent en Indiana.

Dans sa nouvelle demeure de bois, à l’orée d’une forêt paisible et silencieuse où cohabitent l’aigle et le cerf, il se découvre un goût plus prononcé encore pour la nature que par le passé. «L’âme indienne se trouve ici d’une certaine manière dans l’air» note-t-il dans une lettre de 1983. Et il en viendra même à préciser: «Étant donné que notre perspective est essentialiste, donc universaliste et primordialiste, il est plausible que nous puissions avoir des rapports de fraternité avec le monde des Peaux-Rouges, lequel intègre la Nature vierge dans la religion» avant d’ajouter que celui- ci peut offrir «dans un univers malsain fait d’artificialité, de laideur et de petitesse une brise rafraîchissante de primordialité et de grandeur».

Durant ces premières années américaines toute une série de livres vient enrichir le corpus métaphysique, fondement de l’œuvre schuonienne. Du Divin à l’humain se présente comme un «tour d’horizon de métaphysique et d’épistémologie». Commentant ce livre le Pr. Jean Borella aura cette heureuse formule en parlant du style intellectuel de Schuon: «Nous le qualifierions volontiers de ‘sphérique’ parce qu’il enferme le maximum de signification sous le minimum d’expressions».

Plus concis, Sur les traces de la Religion pérenne et Résumé de Métaphysique intégrale, aux Editions du Courrier du Livre, tendent à circonscrire une nouvelle fois, au delà des controverses religieuses, les contours de la métaphysique vraie, de l’ésotérisme et de la religion sous-jacente et universelle tandis qu’Approches du phénomène religieux, après avoir précisé des points essentiels de doctrine, approfondit une nouvelle fois la question du Christianisme et celle de l’Islam.

Aux Etats-Unis, où le message de Schuon rencontre un écho grandissant, le Pr. Seyyed Hossein Nasr publie une précieuse somme thématique de textes choisis, The Essential Writings of Frithjof Schuon, qu’il fait précéder d’une longue introduction: «Essentialité, universalité et ampleur caractérisent les écrits de Frithjof Schuon (…) Schuon possède le don d’atteindre le cœur même du sujet traité, d’aller, au-delà des formes, au Centre informel de celles-ci, qu’elles soient religieuses, artistiques ou liées à certains aspects ou traits des ordres humains ou cosmiques».

Peu après son quatre-vingtième anniversaire les Editions Maisonneuve et Larose publie Avoir un Centre où Schuon dévoile notamment pour la première fois une culture classique inattendue tant sur le plan pictural que poétique et littéraire. Parlant des livres de Schuon, Jean Hani note à cette occasion: «Par la puissance et la limpidité de la pensée, écho fidèle d’un enseignement suprahumain, ils sont vraiment pour le lecteur attentif, une ‘lumière sur le chemin’.»

Quelque deux ans après, Les Perles du Pèlerin, au Seuil, puis Racines de la condition humaine, aux Éditions de la Table ronde, viennent corroborer ce constat. Le premier, édité à l’initiative d’un ami, est un recueil d’extraits de lettres ou de textes souvent inédits se rapportant aux vertus, à la beauté, au sacré et à la vie spirituelle. Dans la présentation qu’il fait du second, Pierre-Marie Sigaud souligne que dans ces pages «d’une limpidité et d’une rigueur admirables, Schuon restitue aux phénomènes (…) leur transparence métaphysique et leur intelligibilité, nous conduisant à percevoir la Réalité divine à travers les ‘signes’ et les ‘traces’ qui la manifestent».

Dans le même temps, aux Etats-Unis, un ouvrage rassemblant les articles concernant l’art et la philosophie des Indiens des Plaines intitulé The Feathered Sun (Le Soleil de plumes), illustré de peintures de Schuon à thème indien et introduit par une préface de Thomas Yellowtail, est aussi publié aux éditions World Wisdom Books.

Cependant, tant il est vrai comme disait Schiller que «le monde aime noircir ce qui rayonne et traîner dans la poussière le sublime», Schuon, comme Ramana Maharshi ou le Padre Pio en leurs temps, aura à souffrir d’une accusation calomnieuse de la part d’un personnage pervers et malveillant. Un procès sera même engagé mais la Justice, en l’«absence de la moindre preuve», prononcera un non-lieu.

En 1992 puis en 1995 paraîtront encore aux Editions de l’Age d’Homme, Le Jeu des Masques et La Transfiguration de l’homme. Schuon y revient sur l’importance du Beau. «La Beauté actualisée par la perception visuelle équivaut à un ‘souvenir de Dieu’ s’il se trouve en équilibre avec le ‘souvenir de Dieu’ proprement dit, lequel au contraire exige l’extinction du perceptible». Enfin, en 1997, une compilation de ses écrits consacrés à la voie du Bouddha paraît sous le titre de Trésors du Bouddhisme aux Éditions Nataraj.

Schuon dans sa véranda (1995).

Durant les trois dernières années de sa vie, dans un flux quasi ininterrompu et presque malgré lui, serait-on tenté de dire, Schuon — retrouvant le mode d’expression privilégié de sa jeunesse — se met à produire, principalement en langue allemande, une œuvre inattendue de plus de trois mille poésies, véritable «chant du cygne» d’un métaphysicien d’exception et d’un maître spirituel hors normes et hors du temps.

Il s’éteindra paisiblement le 5 Mai 1998 en invoquant le Nom divin et il repose aujourd’hui au cœur de cette forêt qu’il a tant aimée.

Depuis longtemps, j’ai voulu clore ce livre,
Je ne le pouvais; je devais continuer à composer.
Mais cette fois-ci, ma plume se pose,
Car il y a d’autres préoccupations, d’autres devoirs;
Quoi qu’il en soit, quoique nous puissions faire;
Conformons nous à l’appel du Très-Haut.

Reposons-nous dans la profonde Paix de Dieu.

dernier poème de Schuon

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