En quoi consiste la valeur spirituelle effective — non virtuelle seulement — d’un homme pour lequel la question peut ou doit se poser ? Est-ce en son intelligence, son discernement, sa connaissance métaphysique ? Evidemment non, si cette connaissance ne se combine pas avec une volonté réalisatrice et avec une vertu globale qui soient au moins suffisantes. Est-ce en sa volonté réalisatrice, sa puissance de concentration ? Non, si celle-ci ne se combine pas avec le minimum nécessaire de connaissance doctrinale et de vertu. Et la valeur spirituelle ne consiste pas davantage dans la vertu si celle-ci ne s’accompagne pas d’une compréhension doctrinale au moins satisfaisante ni d’un effort réalisateur équivalent.
Qu’est-ce que le monde, sinon un écoulement de formes, et qu’est-ce que la vie, sinon une coupe qui, apparemment, se vide entre deux nuits ? Et qu’est-ce que l’oraison, sinon le seul point stable – fait de paix et de lumière – dans cet univers de rêve, et la porte étroite vers tout ce que le monde et la vie ont recherché en vain ?
Certes, Dieu est ineffable, rien ne peut le décrire, ou ne peut l’enfermer dans des mots ; mais d’un autre côté, la vérité existe, c’est-à-dire qu’il est des points de repère conceptuels qui rendent suffisamment compte de la nature de Dieu ; sans quoi notre intelligence ne serait pas humaine, ce qui revient à dire qu’elle n’existerait pas, ou simplement qu’elle serait inopérante à l’égard de ce qui fait la raison d’être de l’homme. Dieu est inconnaissable et connaissable à la fois, paradoxe qui implique – sous peine d’absurdité – que les rapports sont différents, d’abord sur le plan de la simple pensée et ensuite en vertu de tout ce qui sépare la connaissance mentale de celle du cœur ; la première étant un « percevoir », et la seconde un « être ». « L’âme est tout ce qu’elle connaît », disait Aristote ; il faut ajouter que l’âme peut connaître tout ce qu’elle est ; et qu’elle n’est autre en son essence que Ce qui est, et Ce qui seul est.
Schuon, Du Divin à l’humain, Le Courrier du Livre, 1981, p. 74
La charité, c’est en dernière analyse faire don de Dieu à Dieu, moyennant l’égo et à travers les êtres. Elle communique une bénédiction, dont la source est Dieu; et elle la communique au prochain, qui en tant qu’objet d’amour fait fonction de Dieu.
En donnant Dieu au prochain, nous nous donnons nous-mêmes à Dieu.
Schuon, Perspectives spirituelles et faits humains, Les Cahiers du Sud, 1953, p. 214.
La beauté, même celle d’un simple objet, d’une modeste fleur ou d’un flocon de neige, suggère tout un monde; elle libère, tandis que la laideur comme telle emprisonne; nous disons “comme telle”, car des compensations peuvent toujours la neutraliser, de même que, inversement, la beauté peut, en fait, perdre tout son prestige. Dans les conditions normales, la beauté évoque à la fois l’illimitation et l’équilibre de possibilités concordantes; elle évoque ainsi l’Infini, et par là, d’une manière plus immédiatement tangible, la noblesse et la générosité qui en dérivent: la noblesse qui dédaigne et la générosité qui prodigue. Il n’y a dans la beauté comme telle rien de mesquin; il n’y a en elle ni agitation ni avarice, ni aucune crispation d’aucune sorte.
Le Christianisme, c’est que “Dieu s’est fait ce que nous sommes, pour nous rendre ce qu’il est” (saint Irénée); c’est que le Ciel est devenu terre, afin que la terre devienne Ciel.
Le Christ retrace dans le monde extérieur et historique ce qui a lieu, de tout temps, dans le monde intérieur de l’âme. Dans l’homme, l’Esprit pur se fait ego, afin que l’ego devienne pur Esprit; l’Esprit ou l’Intellect (Intellectus, non mens ou ratio) se fait ego en s’incarnant dans le mental sous forme d’intellection, de vérité, et l’ego devient Esprit ou Intellect en s’unissant à celui-ci.
Pour les hommes de l’âge d’or, monter une montagne, c’était réellement s’approcher du Principe; regarder un fleuve, c’était voir la Possibilité universelle en même temps que l’écoulement des formes.
De nos jours, gravir une montagne, — et il n’y en a plus aucune qui soit “centre du monde”! — c’est “vaincre” son sommet; l’ascension n’est plus un acte spirituel, mais une profanation. L’homme, dans son aspect d’animal humain, se fait Dieu. Les portes du Ciel, mystérieusement présentes dans la nature, se ferment devant lui.
Schuon, Perspectives spirituelles et faits humains, Les Cahiers du Sud, 1953, p. 59.
Le passage de la connaissance distinctive ou mentale à la connaissance unitive ou cardiaque découle du contenu même de la pensée : ou bien nous comprenons imparfaitement ce que signifient les notions d’Absolu, d’Infini, d’Essence, de Substance, d’Unité, et alors nous nous satisfaisons des concepts, et c’est ce que font les philosophes au sens conventionnel du mot ; ou bien nous comprenons ces notions parfaitement, et alors elles nous obligent par leur contenu même à dépasser la séparativité conceptuelle en cherchant le Réel au fond du Cœur, non en aventuriers mais à l’aide des moyens traditionnels sans lesquels nous ne pouvons rien et n’avons droit à rien.
La Substance transcendante et exclusive se révèle alors comme immanente et inclusive. On pourrait dire aussi que Dieu étant Tout ce qui est, nous devons Le connaître avec tout ce que nous sommes ; et connaître Ce qui est infiniment aimable – puisque rien n’est aimable si ce n’est par Lui – c’est L’aimer infiniment.
Schuon, Forme et substance dans les religions, L’Harmattan, 2012, p. 59.
Quand on compare la qualité de « connaissance » au feu, on ne conçoit (…) pas que cette comparaison puisse rendre compte parfaitement et exhaustivement de la nature de l’intelligence métaphysicienne et de son activité réalisatrice : en effet, le feu en lui- même, à part ses qualités de luminosité et d’ascension, comporte également un aspect d’agitation et de destructivité, et c’est cet aspect (…) qui prouve que la « connaissance-feu » ne se suffit pas à elle-même, quelle a par conséquent un impérieux besoin d’une « connaissance-eau », laquelle n’est autre que la foi avec toutes ses vertus fixatives et apaisantes.*
Si tout homme possédait l’intellect, non seulement à l’état fragmentaire ou virtuel, mais comme faculté pleinement épanouie, il n’y aurait pas de Révélation, puisque l’intellection totale serait chose naturelle ; mais comme il n’en est plus ainsi depuis la fin de l’âge d’or, la Révélation est, non seulement nécessaire, mais même normative à l’égard de l’intellection particulière, ou plutôt à l’égard de l’expression formelle de celle-ci.
Il n’y a pas d’intellectualité possible en dehors d’un langage révélé, d’une tradition scripturaire ou orale, bien que l’intellection puisse se produire, comme un miracle isolé, partout où la faculté intellective existe ; mais une intellection extra-traditionnelle n’aura ni autorité, ni efficacité.
L’intellection a besoin de causes occasionnelles pour prendre pleinement conscience d’elle-même et pour pouvoir s’exercer sans entraves, en sorte que dans un milieu pratiquement dépourvu de Révélation – ou oublieux des significations sapientielles de la Parole révélée – l’intellectualité n’existe en général qu’à l’état latent ; même là où elle s’affirme encore malgré tout, les vérités perçues sont rendues inopérantes par leur caractère trop fragmentaire et par le chaos mental qui les encadre.
La Révélation est pour l’intellect comme un principe d’actualisation, d’expression et de contrôle ; la « lettre » révélée est pratiquement indispensable dans la vie intellectuelle.
Schuon, Les stations de la sagesse, L’Harmattan, 2011, p. 55.