par Patrick Laude
Les poésies allemandes de Frithjof Schuon constituent une somme métaphysique et spirituelle qui rassemble l’essentiel de l’enseignement de ce maître sous une forme à la fois accessible et directe. Accessible, non au sens d’une vulgarisation facile et au fond stérile, mais en conformité avec un souci de viser à la simplicité de l’essence au delà de la complexité conceptuelle et formelle dont l’oeuvre en prose tisse les multiples dimensions et ramifications au gré des divers aspects et des divers points de vue.
Certes, dans l’économie des moyens spirituels, la complexité a son rôle à jouer comme la simplicité, et Schuon n’avait pour le moins guère d’affinité avec les simplifications hâtives ou par trop pédagogiques. Tout à la fois, l’ésotérisme quintessentiel qu’il nous propose est “simple” de la simplicité nue de la vérité. La poésie de Schuon épouse cette simplicité et distille musicalement l’élixir de la sagesse alors que l’oeuvre en prose nous nourrit d’une substance dense, riche et diversifiée. Ce sont les “espèces” pour ainsi dire “liquide” et “solide” de l’enseignement à assimiler, le “vin” et le “pain.”
Poésie directe, non parce qu’elle ferait l’économie du discernement des niveaux de réalité ontologique et des nécessaires médiations spirituelles, mais du fait du choix d’un mode d’expression qui privilégie le “choc” esthétique, la “beauté mentale” pour reprendre l’expression réservée par Schuon à la poésie, et ce en joignant l’essence à la forme, en “musicalisant” la géométrie conceptuelle de la doctrine, pour la loger au plus profond de l’âme, sans détours et sans précautions oratoires.
Une dernière corde de salut
En tant que telle, simple et directe, la poésie peut apparaître comme une ultime miséricorde, un peu comme une dernière corde de salut qui nous soit lancée; miséricorde d’un sage dont la vie et l’oeuvre ne peuvent être comprises que sous le signe du don, don souvent sacrificiel et trop fréquemment incompris, transmission d’un noyau de certitudes qui constitue la clé du bonheur dans ce monde et dans l’autre.
Certes, du fait de l’intime connexion de la forme et de la substance, la poésie allemande de Schuon ne peut être traduite en français, langue au génie si différent de celui des langues germaniques, sans se trouver privée d’une grande partie de son pouvoir esthétique d’intériorisation. Pourtant, la simplicité synthétique de la transmission conserve en traduction une vigueur didactique considérable puisque la forme demeure en définitive subordonnée au contenu, comme dans toute poésie traditionnelle.
Ghislain Chetan s’est pieusement consacré à restituer avec une scrupuleuse fidélité, saluée par Schuon de son vivant, ce sens spirituel qui constitue l’objet fondamental des poésies. C’était là d’ailleurs obéir aux principes mêmes de l’art de traduire énoncés par Schuon lui-même dans l’un de ses derniers ouvrages, puisque traduire signifiait pour lui non pas tant s’efforcer de donner une version analogue de la fusion entre forme et contenu réalisée par la langue du poète mais transmettre aussi fidèlement que possible un contenu.
L’essence va à la rencontre de la forme
Selon Schuon, il convient de définir la poésie comme une forme d’art en vertu de laquelle l’essence va à la rencontre de la forme, en ce sens que la perception d’un archétype se cristallise dans les images et jusque dans la métrique: “Dans la poésie, la musicalité des choses, ou leur essentialité cosmique, fait irruption sur le plan du langage.” Par contraste, dans la musique et la danse, à la différence de la poésie, c’est la forme qui “va” vers l’essence en ce sens que le développement mélodique, rythmique et harmonique pointe vers l’essence, par fusion émotive, par réduction de la multiplicité à l’unité, ouencore par conformation à la structure même de notre être profond. Comme l’écrit Schuon dans une de ses poésies, la musique est successivement joie dans le multiple et nostalgie de l’Un.
Les deux aspects convergent dans l’ivresse de l’Infinitude. C’est en vertu de ce principe d’ivresse extinctive que Schuon peut définir la musique comme un reflux des accidents vers la Substance. Sur le plan de la perception subjective, ce reflux doit être considéré comme un ressouvenir de notre nature la plus profonde.
En poésie, par contraste, l’infusion de l’essence dans la forme rend compte du fait qu’il n’est pas de poétique traditionnelle dans laquelle le contenu ne se subordonne le contenant, que ce contenu soit envisagé comme “harmonie” (sâman) en Inde, “principe naturel” (li) en Chine, ou “sens intérieur” (ma’nâ) en Islam. Dans tout grand poème, l’essence se subordonne la forme linguistique en l’intégrant à la perception intérieure du poète.
A la différence des Ecritures sacrées, dans lesquelles — selon Schuon — la parole humaine “éclate” sous la pression de l’inspiration divine, la poésie ordonne et incorpore le langage à sa visée. Pour qu’il en soit ainsi, il faut néanmoins que le poète fasse l’expérience d’une pression intérieure. Durant les dernières années de sa vie, Schuon produisit une oeuvre poétique considérable dans sa langue maternelle — l’allemand, tout en exprimant à plusieurs reprises son désir personnel de voir cette oeuvre se terminer. L’inspiration avait un caractère de nécessité qui semblait alors s’imposer à la volonté même du poète. Il n’est pas rare que des maîtres spirituels extériorisent ainsi leur message in fine, d’une manière synthétique et directe qui met en relief l’urgence spirituelle qu’exprime la proximité toujours présente — mais toujours éludée par l’homme ordinaire — de la mort.
Gemme de perfection et vibration d’infinitude
Il s’agit là d’une sorte de récapitulation essentielle qui trouve dans le genre poétique une forme parfaitement adaptée à sa visée. C’est du reste principalement dans les formes brèves que se réalise le plus nettement cette coïncidence entre contenu essentiel et forme synthétique. La plus belle des poésies est “gemme de perfection et vibration d’infinitude”. En elle, comme en toute forme de beauté, se rencontre donc l’absoluité et l’infinitude. En Occident, c’est souvent dans le sonnet — chez un Dante ou un Shakespeare — que le maximum de contraction formelle se combine avec la plus vaste plénitude. La poésie de Schuon se caractérise elle aussi par sa vigoureuse et suggestive concision. On peut rapprocher le mode d’expression de Schuon de celui d’Angelus Silesius et de celui de Lalla Dal.
Les vakhs de cette dernière sont de brèves poésies de quatre vers, tandis que le Pèlerin Chérubinique du mystique allemand du XVIIème, encore plus empreint de concision intuitive, est composé de distiques. Nous retrouvons ainsi chez Schuon quelque chose de la convergence poétique de la mystique allemande de l’Essence — le Christianisme le plus imaginativement “hardi” et le plus jnanique en un sens — et de la féminité de l’Inde, deux pôles fondamentaux de l’archétype spirituel exprimé par sa personnalité artistique.
Chez Lalla comme chez Silesius, l’expression poétique ne se caractérise pas seulement par une certaine concision formelle, mais aussi par la clarté et la sobriété de l’expression, et par la vigueur incisive des images. On y retrouve aussi un caractère audacieux et implacable dans les modes d’expression spirituelle.
Parallèlement, la poésie de Frithjof Schuon est moins allusive — comme peut l’être la poésie japonaise, surtout le haiku — que didactique et symbolique; elle insiste donc sur la continuité entre l’intuition spirituelle et le langage, plutôt qu’elle ne cherche à désarticuler ou “brûler” ce dernier à des fins “apophatiques.” Cet aspect de la poésie de Schuon est sans aucun doute lié à la fonction normative et intégratrice qui est dévolue au logos et à la raison dans la perspective spirituelle ouverte par Schuon. De même, la concision intellective de l’expression poétique de son oeuvre explique pour une large part que Schuon ne montre pas d’affinité avec l’exubérance imaginale et l’expression symbolique de la poésie soufie, bien qu’il ait écrit quelques poésies mystiques en arabe. Il s’agit plutôt pour lui de produire une poésie dans laquelle la forme soit solidement subordonnée au contenu qui l’ordonne.
La poésie est le langage de l’âme
Schuon n’insiste guère sur la “polysémie” poétique — sans la nier de toute évidence, probablement parce qu’il entend “parer au plus pressé” et se garder des écueils d’un relativisme littéraire au goût du jour. Quoi qu’il en soit, le fait que l’oeuvre poétique de Schuon ait été quasi-exclusivement composé en allemand, sa langue maternelle, indique à quel point la poésie constitue pour lui le langage de l’âme, en un sens à la fois individuel et collectif. Par contraste l’expression en prose, presque uniquement réservée à la langue française, relève de l’esprit ou en tout cas de la raison en tant qu’elle constitue un reflet de ce dernier. Les vertus que Schuon reconnaît respectivement à l’allemand et au français se refèrent aussi respectivement à la puissance d’évocation imaginaire et symbolique — qui se rapporte en définitive au psycho-spirituel — et à la précision analytique — qui est en consonance avec l’expression conceptuelle du spirituel.
La première poésie de Schuon — celle de Sulamith notamment —, spirituellement tributaire du Cantique des Cantiques, faisait également écho au Romantisme allemand et au Sturm und Drang; elle était aussi peut-être plus centrée sur l’aspect “perception” que sur l’aspect “transmission”, en ce sens du moins qu’elle révélait davantage une “ivresse” des archétypes qu’un souci d’enseignement. La poésie des dernières années de la vie de Schuon, son testament sapientiel et poétique ici présenté, plus didactique et nettement plus sobre, est en un sens plus aisément et universellement accessible.
S’il en est ainsi, c’est sans aucun doute parce qu’elle est est moins “subjective” et plus centrée sur le pôle “mode d’assimilation” — en vertu d’un souci d’enseignement — que sur le pôle “mode de perception.” Elle constitue aussi un type d’enseignement synthétique complémentaire de celui qui se trouve dispensé dans les livres en prose. Le fréquent recours à la seconde personne — que l’on retrouve d’ailleurs chez Angelus Silesius et dans une moindre mesure chez Lalla Yogeshwari — rend témoignage de l’aspect didactique de cette poésie, en même temps que son parfum de testament et de présence personnelle, d’intimité spirituelle si l’on veut. Plus profondément encore, il révèle une perspective intellective selon laquelle l’âme est en quelque sorte “objectivée” en tant qu’interlocutrice de l’Intellect ou de l’Esprit.