Frithjof Schuon (1907 – 1998), métaphysicien et maître spirituel suisse d’origine allemande, était le représentant contemporain le plus éminent de l’école de pensée pérenne ou traditionaliste, dont les autres principaux représentants étaient René Guénon, Titus Burckhardt et Ananda Coomaraswamy.
Dans ses écrits, Schuon affirme la réalité d’un Principe absolu — Dieu — dont émane l’univers, et soutient que toutes les révélations divines, malgré leurs différences, possèdent une essence commune: une seule et même Vérité. Il affirme également que l’homme est potentiellement capable d’une connaissance supra-rationnelle, et entreprend une critique soutenue de la mentalité moderne coupée de ses racines traditionnelles. Dans la lignée de Platon, Plotin, Adi Shankara, Meister Eckhart, Ibn Arabî et d’autres grands métaphysiciens, Schuon affirme l’unité métaphysique entre le Principe et sa manifestation.
Initié par le cheikh Ahmad al-Alawî à l’ordre soufi Shâdhilî, il fonde la Tarîqa Maryamiyya. Son enseignement insiste fortement sur l’universalité de la doctrine métaphysique, ainsi que sur la nécessité de pratiquer une religion, et une seule; il insiste également sur l’importance des vertus et de la beauté.
Schuon a entretenu des relations étroites avec un grand nombre de personnalités d’horizons religieux et spirituels divers. Il s’intéressait particulièrement aux traditions des Indiens des plaines d’Amérique du Nord, entretenant des liens d’amitié avec plusieurs de leurs chefs et ayant été adopté par une tribu de Sioux Lakota et par la tribu Crow. Après avoir passé une grande partie de sa vie en France et en Suisse, il a émigré aux États-Unis à l’âge de 73 ans.
Bâle (1907-1920)
Frithjof Schuon, né en 1907 à Bâle, est le cadet des deux fils de Paul Schuon, violoniste d’origine allemande, et de Margarete Boehler, Alsacienne de langue française. Enfant précoce, il s’intéresse à l’art ainsi qu’aux religions, notamment celles du Proche-Orient et de l’Inde. Il lit ou se fait lire le Veda, la Bhagavad-Gîtâ, le Coran, Platon, Goethe, Emerson. Par son caractère et ses intérêts, il attire l’attention et le respect de ses professeurs et camarades d’école, dont Titus Burckhardt, le futur métaphysicien et spécialiste de l’art traditionnel, qui deviendra l’ami de toute une vie.
Mulhouse et Paris (1920-1940)
Son père meurt en 1920 et sa mère décide de s’installer avec ses fils à Mulhouse, sa ville natale, dans un environnement catholique et de langue française. Schuon reçoit la nationalité française comme conséquence du traité de Versailles. Un an plus tard, il se fait baptiser catholique. En 1923, alors que son frère entre au séminaire et deviendra moine trappiste, Schuon quitte les études pour subvenir aux besoins de sa famille et travaille comme dessinateur textile. C’est alors qu’il découvre les écrits de René Guénon, qui sont pour lui une confirmation de son propre refus de la civilisation occidentale moderne, en même temps qu’une clarification de sa perception des principes métaphysiques et de leurs applications. Schuon dira plus tard de Guénon qu’il était «le théoricien profond et puissant de tout ce qu’il aimait». Il se plonge alors dans l’univers de la Bhagavad-Gîtâ et du Vedânta; «sans pouvoir être hindou au sens littéral», écrira-t-il, cet appel de l’Inde l’absorbe pendant une dizaine d’années.
À l’âge de 22 ans, après 18 mois de service militaire à Besançon, Schuon s’installe à Paris. Il reprend son métier de dessinateur textile, fait la connaissance des orientalistes Louis Massignon et Émile Dermenghem, et apprend l’arabe. En 1932, il achève son premier livre: Leitgedanken zur Urbesinnung, qui paraîtra en français sous le titre Méditation primordiale: la conception du vrai. Il reconnaît la validité de toutes les voies spirituelles révélées, et n’a pas d’attachement à une confession particulière. Son désir de trouver un maître et d’être initié dans une voie spirituelle, associé à son souhait de quitter un Occident aux valeurs contraires aux siennes, aboutissent à la décision de se rendre à Marseille, port de partance pour l’Orient. Coup sur coup, il y fait la connaissance de deux hommes, tous deux disciples du cheikh Ahmad al-Alawi, un maître soufi de Mostaganem, en Algérie. Schuon voit dans ces rencontres le signe de son destin et s’embarque pour l’Algérie. À Mostaganem, il entre en islam et au terme de quatre mois passés dans la zaouïa du Cheikh, celui-ci lui confère l’initiation et le nom de Îsâ Nûr ad-Dîn. Au début de 1933, sous la pression des autorités coloniales, il rentre en Europe.
Schuon ne considère pas son affiliation à l’Islam comme une conversion, puisqu’il ne renie pas le Christianisme ― ni quelqu’autre religion; dans chaque révélation, il voit l’expression d’une seule et même vérité sous des formes différentes. Mais pour lui, le Christianisme n’offre plus la possibilité de suivre une « voie de la connaissance » sous la direction d’un maître spirituel, alors qu’une telle voie demeure présente dans le cadre du soufisme, l’ésotérisme islamique.
Une nuit de juillet 1934, alors qu’il était plongé dans la lecture de la Bhagavad-Gîtâ, Schuon vécut un événement spirituel extraordinaire: le Nom divin Allâh prit possession de son être, et pendant trois jours, il ne put rien faire d’autre que de l’invoquer sans cesse. Peu de temps après, il apprit que son Cheikh était mort le jour où cette grâce s’était produite sur lui.
Lors d’un second voyage à Mostaganem, en 1935, Adda ben Tounès, le successeur du Cheikh al-Alawî, mort entre-temps, lui confère la fonction de muqaddam, l’autorisant ainsi à initier les aspirants à la confrérie Alawî. De retour en Europe, Schuon fonde une zâwiya à Bâle, une autre à Lausanne et une troisième à Amiens. Il reprend son métier de designer textile en Alsace pendant les quatre années suivantes.
Une nuit, vers la fin de 1936, après une expérience spirituelle, Schuon a senti, sans l’ombre d’un doute, qu’il avait été investi de la fonction de maître spirituel, de cheikh. Cela a été confirmé par des rêves visionnaires reçus par plusieurs disciples la même nuit. Les différences de point de vue entre Schuon et la zâwiya de Mostaganem ont progressivement conduit Schuon à prendre son indépendance, soutenu par Guénon.
En 1938, il se rend en Égypte pour y rencontrer Guénon, avec qui il est en correspondance depuis sept ans. En 1939, il s’embarque pour l’Inde avec deux disciples, faisant une longue escale au Caire, où il revoit Guénon. Peu après son arrivée à Bombay, la Seconde Guerre mondiale éclate, l’obligeant à retourner en Europe. Dix mois après son enrôlement dans l’armée française, il est fait prisonnier par les nazis. Ceux-ci projettent d’incorporer tous les détenus d’origine alsacienne dans l’armée allemande pour combattre sur le front russe. Schuon s’évade, franchit le Jura de nuit pour gagner la Suisse, y est détenu deux semaines avant de se voir accorder une autorisation de séjour (1941).
Lausanne (1941-1980)
Il s’établit à Lausanne, où il poursuit sa contribution aux Études traditionnelles initiée en 1933. En 1947, après avoir lu Black Elk Speaks, de John G. Neihardt, Schuon, qui s’était toujours profondément intéressé aux Indiens d’Amérique du Nord, fut convaincu que Black Elk en savait beaucoup plus sur la tradition sioux que ce que contenait le livre. Il demande à ses amis américains de rechercher le vieux chef. Suite à cette initiative, l’ethnologue Joseph E. Brown recueillit auprès de Black Elk la description des sept rites sioux qui formeront le contenu de Les Rites Secrets des Indiens Sioux.
En 1948, il publie De l’Unité transcendante des religions. À propos de ce livre, T. S. Eliot a écrit: «Je n’ai pas rencontré d’ouvrage plus impressionnant dans l’étude comparative des religions orientales et occidentales.» La vingtaine d’ouvrages qui suivront seront également écrits en français.
En 1949, Schuon épouse Catherine Feer, une Suissesse allemande de formation française qui, en plus de s’intéresser profondément à la religion et à la métaphysique, est également une peintre douée. Il obtient la nationalité suisse peu après son mariage. Tout en continuant à écrire, Schuon et sa femme voyagent beaucoup. Entre 1950 et 1975, le couple a visité une dizaine de fois le Maroc, ainsi que de nombreux pays européens, dont la Grèce et la Turquie, où ils ont visité la maison près d’Ephèse présumée être la dernière demeure de la Vierge Marie.
Au cours de l’hiver 1953, Schuon et sa femme se rendent à Paris pour assister à des spectacles organisés par un groupe de danseurs Crow. Ils se lient d’amitié avec Thomas Yellowtail, le futur medicine man et chef de la Danse du Soleil. Cinq ans plus tard, les Schuon se rendent à l’Exposition universelle de Bruxelles, où 60 Sioux donnent des spectacles sur le thème du Far West. De nouvelles amitiés se sont nouées à cette occasion également. C’est ainsi qu’en 1959 et en 1963, à l’invitation de leurs amis indiens, les Schuons se sont rendus dans l’Ouest américain, où ils ont rendu visite à diverses tribus des Plaines et ont eu l’occasion de découvrir de nombreux aspects de leurs traditions sacrées. Au cours de la première de ces visites, Schuon et sa femme ont été adoptés par la famille sioux du chef James Red Cloud, petit-fils du chef Red Cloud, et quelques semaines plus tard, lors d’un festival indien à Sheridan, Wyoming, ils ont été officiellement reçus dans la tribu sioux. Les écrits de Schuon sur les rites centraux de la religion amérindienne et ses peintures de leur mode de vie témoignent de son affinité particulière avec leur univers spirituel.
Schuon noue des liens d’amitié ou épistolaires avec des personnes de différentes traditions: René Guénon, Ananda Coomaraswamy, Titus Burckhardt, Martin Lings, Seyyed Hossein Nasr, William Stoddart, Léo Schaya, Jean Borella, Marco Pallis, Joseph Epes Brown, Michel Vâlsan, Jean-Louis Michon; plusieurs d’entre eux deviendront ses disciples. Il correspond avec Black Elk, entretient des rapports avec Swami Ramdas, le métropolite Antoine Bloom de Souroge, le 68e Shankaracharya de Kanchipuram, l’archimandrite Sophrony, Shin’ichi Hisamatsu et d’autres dignitaires du Bouddhisme japonais et tibétain. Le travail de Schuon a également influencé un certain nombre de chercheurs et d’universitaires qui l’ont fait connaître, comme Huston Smith qui rédigera la préface à la version anglaise de L’unité transcendante des religions, Harry Oldmeadow et bien d’autres.
Les années 1970 voient paraître trois ouvrages considérés comme particulièrement importants par ses biographes, composés essentiellement d’articles parus dans les Études traditionnelles:
- Logique et transcendance, qui traite notamment de la philosophie moderne, des preuves de Dieu, de l’émanationnisme et du créationnisme, de l’intellect et du sentiment, des qualifications pour la voie spirituelle, de l’amour de Dieu, de la réalisation spirituelle, du maître spirituel, de la beauté, de l’intelligence, de la certitude.
- Forme et substance dans les religions: la vérité et la présence divine, les religions, les degrés de la réalité, Atmâ et mâyâ, le Coran et le Prophète, la Vierge Marie, les deux natures du Christ, la femme dans le Bouddhisme, le mal et la volonté divine, le paradis et l’enfer, les textes sacrés, la dialectique spirituelle.
- L’ésotérisme comme principe et comme voie: l’exotérisme et l’ésotérisme, le voile universel, les dimensions hypostatiques du Principe, la triple nature de l’homme, les vertus, le sentiment, la sincérité, la sexualité, les épreuves, la réalisation spirituelle, la beauté, l’art, l’importance des formes, les reliques, les apparitions célestes, la Danse du soleil, l’intériorité spirituelle dans le soufisme.
Tout au long de sa vie, Schuon a eu un grand respect et une grande dévotion pour la Vierge Marie, et l’a exprimé dans ses écrits. Ayant fait l’expérience, en 1965, d’une grâce mariale particulière, Schuon a donné le nom de Maryamiyya («Mariale« en arabe) à la tarīqa soufie qu’il a fondée comme branche de l’ordre Shadhiliyyah-Darqawiyyah-Alawiyyah.
Bloomington, Indiana (1980-1998)
En 1980, accompagné de son épouse et de quelques disciples, Schuon s’installe à Bloomington, dans l’Indiana, aux États-Unis, où un groupe déjà constitué les accueille. Durant les premières années en Amérique, il poursuit son œuvre écrite, publiant notamment Christianisme/Islam, Du Divin à l’humain, Sur les traces de la religion pérenne, Résumé de métaphysique intégrale, Racines de la condition humaine.
Selon Patrick Laude, Schuon s’est imposé, par ses nombreux livres, articles et lettres, «comme le principal porte-parole du courant intellectuel parfois désigné dans les pays anglophones sous le nom de perennialisme», ou de l’école Traditionaliste. Pendant ses années à Lausanne et à Bloomington, il reçoit régulièrement la visite de «pratiquants et de représentants de diverses religions».
Jusqu’à sa mort en 1993, Thomas Yellowtail est resté l’ami intime de Schuon, lui rendant visite chaque année et l’adoptant dans la tribu Crow en 1984. Lors de ces séjours, Schuon et certains de ses disciples organisaient ce qu’ils appelaient des «journées indiennes», au cours desquelles étaient exécutées des danses amérindiennes. Ces rassemblements étaient compris par les disciples comme un partage de l’intuition et de la réalisation personnelles de Schuon, et non comme une partie de la méthode initiatique qu’il transmettait, centrée sur la prière islamique et le dhikr.
Schuon continue à correspondre et à recevoir disciples, universitaires et lecteurs. Au cours des dernières années de sa vie, il compose plus de trois mille poésies associant doctrine et conseils spirituels. Celles-ci, comme ses poésies de jeunesse, sont rédigées en allemand et font suite à une série écrite en arabe et une autre en anglais. Frithjof Schuon meurt à Bloomington le 5 mai 1998 à l’âge de 90 ans.
De la Wikipédia sur Frithjof Schuon.