Frithjof Schuon a été, tout au long de sa vie, sujet aux incompréhensions, aux soupçons, aux trahisons, et même aux calomnies sur le Web et ailleurs. Son œuvre elle-même, et en un sens son héritage, font également parfois l’objet de limitations plus ou moins conscientes, voire de distorsions et de détournement. D’une part, il ne faut pas s’en étonner outre mesure, beaucoup de personnalités spirituelles d’une envergure exceptionnelle ont eu leur Judas et leur Brutus, et d’autre part, ces attaques ne font en vérité que rehausser la grandeur et les qualités intérieures de cet homme hors du commun. Dans un monde où règne l’anormalité, il n’est rien de plus anormal que la norme spirituelle et primordiale; et la perspective de l’Intellect et de la nature des choses ne peut que heurter de front les petitesses, qu’elles soient à base de malveillance et d’orgueil, ou qu’elles soient tout simplement fonction de limitations confessionnelles ou d’aveuglement moraliste et de passion mentale.

Pour ceux qui seraient cependant troublés par ces interférences et qui auraient quelques difficultés à y voir clair dans ces ténèbres de discorde du princeps hujus mundi, nous avons rassemblé ci-après un certain nombre de citations tirées des livres de Frithjof Schuon, qui leur permettront d’exercer leur jugement avec plus de discernement et de faire en toute lucidité la part des choses. Comme l’a écrit Schuon, “nous vivons à une époque de confusion et de soif où les avantages de la communicativité priment ceux de la secrétivité” (L’ésotérisme comme principe et comme voie, Paris, 1978, p.7) et cette primauté ne peut aller sans sa rançon de réactions négatives et d’épreuves.


Quelques écrits de Schuon sur ce thème

  • De quelques vices que l’on rencontre dans les sociétés humaines
  • De la médisance et de la calomnie
  • Du soupçon
  • Du moralisme (1)
  • Du moralisme (2)
  • De la sottise
  • De l’orgueil
  • Du diable

De quelques vices que l’on rencontre dans les sociétés humaines

La vie dans la société humaine favorise l’éclosion des vices sociaux, mais ce n’est pas une raison de ne pas leur résister, bien au contraire. On doit la victoire sur les vices aux hommes qui nous entourent autant qu’à Dieu qui nous observe et qui nous jugera.

Il y a tout d’abord l’orgueil: c’est se surestimer tout en sous-estimant les autres; c’est le refus d’accepter l’humiliation quand la nature des choses l’exige; et c’est ipso facto prendre pour une humiliation toute attitude qui révèle simplement nos limites.

Il y a ensuite l’égoïsme: c’est ne penser qu’à son propre intérêt et par conséquent oublier celui des autres. C’est dans ce secteur que se situent l’égocentrisme et le narcissisme; sans oublier la susceptibilité.

La sottise: c’est le manque de discernement entre l’essentiel et le secondaire, d’où cette laideur morale qu’est la mesquinerie; c’est aussi le manque de sens des proportions, donc des priorités.

La méchanceté: c’est la volonté de nuire à autrui, d’une façon ou d’une autre; c’est notamment la médisance, la calomnie et la rancune.

L’hypocrisie: elle consiste à pratiquer tous les vices tout en pratiquant les exercices spirituels, lesquels dans ce contexte deviennent sacrilèges.

Pour en revenir à l’orgueil et à l’égoïsme: il faut se garder du réflexe d’autodéfense et du réflexe d’accusation d’autrui. Quant à la médisance, voire la calomnie, elle implique les fautes suivantes: premièrement, dire trop, donc exagérer et fausser les choses; deuxièmement, ne dire que la moitié, — ce qui revient encore à fausser ce qu’on doit rapporter, — ou dire les choses hors contexte; troisièmement, prêter aux autres de fausses intentions; quatrièmement, généraliser arbitrairement des faits particuliers; cinquièmement, inventer purement et simplement des choses inexistantes, ce qui constitue la calomnie proprement dite.

Les vices mènent en enfer. Nous n’avons pas les mesures de Dieu; un méfait qui nous paraît petit peut être grand aux yeux de Dieu.L’homme est libre et il a la capacité de vaincre tout vice. Il peut vaincre les vices par l’effort, par l’intelligence et par la prière; aussi par le sens de la beauté.

Aide-toi, le Ciel t’aidera.

Schuon, texte inédit.


De la médisance et de la calomnie

La médisance est un mal parce que l’absent ne peut se défendre et que la divulgation d’un fait défavorable peut lui nuire, et aussi parce que l’homme a tendance, de par sa nature, à surestimer son propre jugement.

Au point de vue de la simple logique, il est normal que l’homme relate des faits qui le surprennent ou qui le font souffrir, puisqu’il a toujours le droit, en principe, de demander conseil et de s’assurer de la justesse de son propre sentiment ; mais cela exige l’exactitude des faits et l’impartialité du témoin, et aussi la dignité morale de l’interlocuteur, sans oublier la sécurité des absents.

Or, il n’y a pratiquement aucun moyen de garantir que ces conditions se trouvent toujours réunies, et il y a même neuf chances sur dix qu’il n’en soit pas ainsi; par conséquent, la loi morale, en tant qu’elle concerne la collectivité, est obligée de sacrifier l’exception à la règle et la vérité particulière à l’opportunité générale.

La calomnie, elle, consiste à colporter des faits inexacts et défavorables et à interpréter défavorablement des choses susceptibles d’une signification favorable, sans aucune distinction entre le certain, le probable, le possible, le douteux, l’improbable et l’impossible; la calomnie n’est pas faite d’erreurs accidentelles, mais de passion systématique.

Schuon, Perspectives spirituelles et faits humains, p. 241.


Du soupçon

Pas plus que la ruse, la tendance au soupçon — qui nourrit d’ailleurs celle-ci — n’est un mode normal de l’intelligence [1]. Le soupçon, s’il est légitime quand il naît incidemment — et exceptionnellement — d’une impression juste, est illégitime dès qu’il devient une tendance et une sorte de principe, car alors il engendre une maladie de l’âme incompatible avec la vertu et, par conséquent, avec la sainteté. Mais le soupçon ne s’alimente pas seulement d’illusions subjectives : il vit aussi d’apparences objectives, tout aussi illusoires, mais néanmoins ancrées dans les faits. En effet, le soupçon, qui ignore essentiellement les lois de la coïncidence et du paradoxe, se trouve souvent corroboré par des apparences que l’ambiance semble créer à plaisir, ce qui n’est pas l’un des moindres aspects de l’illusion cosmique; ces possibilités — accumulations de coïncidences, apparences contraires à une réalité qu’elles dissimulent — sont des applications nécessaires du principe de contradiction inclus dans la Possibilité universelle. Parfois le paradoxe est voulu par l’homme, comme le montre l’exemple classique d’un Omar Khayyam dont la sagesse revêtue de frivolité s’oppose au pharisaïsme revêtu de piété; si l’hypocrisie religieuse est possible, le paradoxe contraire doit l’être également.

[1] Un hadîth dit: “Gardez-vous du soupçon, car le soupçon est la chose la plus mensongère que l’âme fasse miroiter devant l’homme.” Un autre dit : “Ne faites pas d’enquêtes et n’espionnez pas.” L’esprit policier, en effet, est étroitement solidaire d’un moralisme soupçonneux et corrosif, voire d’une certaine manie de la persécution.”

Schuon, Perspectives spirituelles et faits humains, p. 245.


Du moralisme (1)

Si “la beauté est la splendeur du vrai”, on peut dire que le moralisme consiste à retrancher la beauté de la vérité. Sans celle-ci, la beauté ne saurait subsister, et c’est ce qui explique les laideurs du moralisme. Il remplace la connaissance du vrai par l’idolâtrie d’un “bien” souvent arbitraire et étriqué. Le moralisme, par la force des choses, ignore et la vérité et la beauté : il ne peut point ne pas être hypocrite sous le premier rapport et caricatural sous le second. Un des caractères les plus saillants du moralisme, c’est la calomnie de l’objet en fonction de la corruptibilité du sujet.”

Schuon, Perspectives spirituelles et faits humains, p. 249-250.


Du moralisme (2)

La relativité des conceptions morales et des associations d’idées qui s’y réfèrent apparaît d’une manière frappante dans les fausses généralisations d’un moralisme vestimentaire qui a décimé bien des peuplades; on s’inquiète de la “morale” — avec ou sans arrière-plan mercantile — et on est incapable de voir le caractère immoral de cette sorte d’avilissement universel qui se répand avec certains vêtements. Ce moralisme officiel et “civilisé” semble préférer l’adultère habillé à la nudité vierge, et il a volontiers chez les peuples traditionnellement nus, une signification de pédanterie, d’avarice, voire de méchanceté. Ajoutons à cette occasion que la nudité sacrée, dans l’hindouisme, n’est pas sans rapport avec la qualité purificatrice de l’air, qui, étant un élément, est simple, donc incorruptible, ce que les Djaïnas expriment en prescrivant de “porter l’air comme vêtement”.

Schuon, Les Stations de la Sagesse, page 150, note 1.


De la sottise

L’attachement, l’égoïsme et l’insatiabilité sont propres à la passion ; l’ambition, la prétention et l’obstination sont propres à l’orgueil ; les deux vices, l’orgueil et la passion, se partagent éventuellement la sottise et la méchanceté, abstraction faite de la solidarité indirecte de tous les vices.

L’opinion populaire assimile volontiers, et non sans raison, l’orgueil à la sottise. En fait, on peut être prétentieux par sottise, comme on peut être sot par prétention ; les deux choses se combinent.

Certes, le manque d’intelligence n’oblige pas à la prétention, mais celle-ci ne peut pas ne point nuire à l’intelligence ; et si la sottise, comme on l’admet communément, est l’incapacité de discerner entre l’essentiel et le secondaire ou entre la cause et l’effet, elle comporte par là même une part d’orgueil (…)

Tout à fait proche de la prétention est la suffisance ; mais celle-ci est passive, et celle-là active. Est suffisant, non celui qui, à bon droit et en toute humilité, est conscient de la valeur de ce qu’il sait ou de ce qu’il fait, mais celui qui est imbu de sa propre valeur imaginaire et la projette sur son mince savoir et sa médiocre activité.”

Schuon, L’Oeil du Cœur, p. 144.


L’ignorance [le durcissement du cœur des Écritures] se manifeste selon trois modes principaux : la sottise, la faiblesse et la méchanceté ; ce sont là les privations respectives de la Sagesse, de la Puissance et de la Miséricorde ou Beauté divines, les qualités humaines correspondantes étant l’intelligence, la force et la bonté.

La sottise est l’incapacité de discerner l’essentiel de l’accessoire : elle consiste à s’attacher aux seuls faits et à les considérer simplement comme tels, donc sans la moindre induction; la faiblesse est l’abandon aux illusions et le manque de pénétration intellectuelle à l’égard des apparences, donc un manque d’homogénéité intérieure et partant de résistance ; la méchanceté enfin, qui est la “non-conformité” de beaucoup la plus grave, — car elle est éminemment “active” et “consciente”, — est une abstraction inverse de celle opérée par l’intelligence : alors que cette dernière fait apercevoir les rapports internes des choses, la première représente une tendance expressément limitative, négative et destructive.

Avant de transgresser, l’homme se trompe lui-même ; pour fausser provisoirement son jugement, il développe des arguments caractérisés, suivant les cas ou les individus, soit par la sottise, soit par la faiblesse, soit par la méchanceté : le sot dissout son discernement dans une sorte de torpeur; le faible l’abandonne devant l’illusion; le méchant le brise avec violence.

On peut encore dire que la transgression par sottise est l’action — ou l’omission — dépourvue de raison suffisante; et en tant qu’elle est une réaction, elle ne répond qu’à un fait. La transgression par faiblesse est caractérisée par une raison suffisante illusoire; elle procède essentiellement d’une réaction à l’apparence. Enfin, la transgression par méchanceté n’a comme raison suffisante que la tendance maléfique à la négation, ou en d’autres termes, la haine de ce qui apparaît comme une affirmation de la Norme divine.

Schuon, L’Oeil du Cœur, p. 130.


De l’orgueil

L’orgueilleux ou bien nie ses défauts, ou en est fier ; le corollaire de cette attitude est qu’il exagère les défauts d’autrui, ou même qu’il projette ses propres défauts — sans les minimiser cette fois-ci — dans les autres, y compris ceux qui n’en ont pas trace, ou même surtout dans ceux-ci, par une sorte de vengeance.

Schuon, Résumé de métaphysique intégrale, p. 113.


La passion (…) c’est préférer le monde à Dieu ; l’orgueil, c’est se préférer soi-même à Dieu, ou c’est préférer la conscience sensorielle au Soi immanent, métaphysiquement parlant. Ou encore, pour paraphraser la parole d’un saint : la passion, c’est fuir Dieu ; l’orgueil, c’est se dresser contre lui. Par voie de conséquence nous pourrons dire : préférer le monde — sous la forme d’une chose quelconque — à la vérité et au bien, c’est de la passion ; se préférer soi-même — sous la forme d’une vanité quelconque — à la vérité ou au bien, c’est de l’orgueil ; car la vérité, ou le bien, est la trace de Dieu, et fait fonction de Dieu (…)

L’orgueilleux peut avoir toutes les vertus, même un peu d’humilité, mais il les revendique pour sa personne et les retranche ainsi illusoirement de Dieu, leur enlevant par là toute valeur intrinsèque et toute efficacité profonde ; c’est dire que les vertus de l’orgueilleux sont comme privées de leur contenu.

Schuon, L’oeil du Cœur, p. 142-143.


Quant à l’orgueil, il a été fort bien défini par Boèce: “Tous les autres vices fuient Dieu; l’orgueil seul se dresse contre lui”. Et par Saint Augustin: “Les autres vices s’attachent au mal, afin qu’il soit accompli; seul l’orgueil s’attache au bien, afin qu’il périsse”.

Schuon, L’Ésotérisme comme Principe et comme Voie, p. 120 et Perspectives spirituelles et faits humains, p. 263.


L’orgueil, c’est croire que nous faisons cadeau de nos vertus à Dieu.

Schuon, L’ésotérisme comme Principe et comme Voie, p.103.


Du diable

L’hypocrisie, l’arrogance, la vanité, la fureur, l’insolence et l’ignorance, appartiennent à celui qui est né, ô Partha, pour un destin démoniaque.” (Bhagavadgîta, XVI, 4). D’après le commentaire de Shankara, il faut entendre par “hypocrisie” (ou “ostentation”) la prétention d’être juste (sans défauts) ; par “arrogance”, l’orgueil de l’érudition, de la richesse, des relations sociales ; par “insolence”, l’affirmation que l’aveugle voit, que le laid est beau, donc en somme le mépris de la vérité, la falsification des faits, l’inversion des rapports; par “ignorance”, une conception erronée de nos devoirs.

Schuon, Images de l’Esprit, p. 150, note 47.


Que je le veuille ou non, certaines expériences m’obligent à la constatation suivante : c’est un fait que l’homme bas juge les autres d’après sa bassesse ; quand un honnête homme déclare que deux et deux font quatre, l’homme bas proclamera que c’est par ambition, voire par vanité, ou pour quelque autre motif méprisable. Le désintéressement, donc l’objectivité, sort totalement des catégories habituelles de l’homme vil ; dans un univers de moustiques, il n’y a que des moustiques. Et il n’y a rien de plus suffocant que le mélange d’une grandeur abstraite que l’on revendique pour soi, et d’une petitesse concrète dont on est incapable de sortir.

Extrait de lettre à Jean-Pierre Laurant écrite en avril 1976 par Frithjof Schuon et publiée dans le Dossier H (Âge d’Homme, 2002), p. 429.