Introduction

«Spiritus ubi vult spirat.»

A cent lieues des inepties du New-Age ou des constructions imaginaires et syncrétistes du néo-spiritualisme et de l’occultisme pseudo-ésotérique, la Sophia Perennis, la Sagesse universelle et éternelle, la scientia sacra ou le Sanatâna dharma («la loi qui perdure») des Hindous s’exprime, de manière informelle, partout et depuis toujours.

Frithjof Schuon, dont le premier livre entendait poser la question de «l’Unité transcendante des Religions» — unité conçue comme purement intérieure et spirituelle sans trahison d’aucune forme religieuse particulière — n’a jamais souhaité que fournir aux «hommes de bonne volonté» des «clefs renouvelées» afin d’«aider à redécouvrir des vérités qui sont inscrites, d’une écriture éternelle, dans la substance même de l’esprit»…

«Toute forme, tout symbole, toute religion, tout dogme, par sa négation de l’erreur et son affirmation de la vérité, permet de remonter le rayon [lumineux] de la Révélation, qui n’est autre que celui de l’Intellect, jusqu’à sa Source divine.» [Unité transcendante des Religions, 1968, préface, p.15].


La gnose et le gnosticisme

C’est un fait que trop d’auteurs — nous dirons presque: l’opinion générale — attribuent à la gnose ce qui est propre au gnosticisme et à d’autres contrefaçons de la Sophia Perennis et, en outre, ne font aucune distinction entre celle-ci et les mouvements les plus fantaisistes, tels le spiritisme, le théosophisme et les pseudo-ésotérismes qui ont vu le jour au XXe siècle. Il est particulièrement regrettable que ces confusions soient prises au sérieux par la plupart des théologiens, qui ont évidemment intérêt à avoir de la gnose la plus mauvaise opinion possible; or le fait qu’une imposture imite forcément un bien, sans quoi elle n’existerait pas, ne saurait autoriser à charger ce bien de tous les péchés de l’imitation.

En réalité, la gnose est essentiellement la voie de l’intellect et, partant, de l’intellection; le moteur de la voie est avant tout l’intelligence, non la volonté et le sentiment, comme c’est le cas dans les mystiques monothéistes sémitiques — y compris le soufisme moyen. La gnose se caractérise par son recours à la métaphysique pure: distinction entre Âtmâ et Mâyâ et conscience de l’identité potentielle entre le sujet humain, jîvâtmâ, et le Sujet divin, Paramâtmâ. La voie comporte, d’une part, la «compréhension» et, d’autre part, la «concentration»; donc la doctrine et la méthode….

Quant au gnosticisme, qu’il se produise en climat chrétien, musulman ou autre, c’est un tissu de spéculations plus ou moins délirantes d’origine souvent manichéenne et c’est une mythomanie qui se caractérise par un mélange dangereux de concepts exotériques et ésotériques. Sans doute, il y a là des symbolismes qui ne manquent pas d’intérêt — le contraire serait étonnant — mais on dit que «le chemin vers l’enfer est pavé de bonnes intentions», on pourrait dire tout autant qu’il est pavé de symbolismes.

Schuon, Avoir un centre,
«La gnose n’est pas n’importe quoi», p.66.

Pour trop de personnes, le gnostique est l’homme qui, se sentant illuminé par l’intérieur, non par la Révélation, se prend pour un surhomme et se croit tout permis; on accusera de gnose n’importe quel monstre politique qui est superstitieux ou qui a de vagues intérêts occultistes tout en se croyant investi d’une mission au nom de telle philosophie aberrante. En un mot, dans l’opinion vulgaire, gnose égale «orgueil intellectuel», comme si ce n’était pas là une contradiction dans les termes, l’intelligence pure coïncidant précisément avec l’objectivité et celle-ci excluant par définition tout subjectivisme, donc notamment l’orgueil qui en est la forme la moins intelligente et la plus grossière.

Schuon, Racines de la condition humaine, 1990,
«De l’intelligence», p.24.

Le mot «gnose», qui apparaît dans ce livre comme dans nos précédents ouvrages, se réfère à la connaissance suprarationnelle — donc purement intellective — des réalités métacosmiques; or cette connaissance ne se réduit pas au «gnosticisme» historique, sans quoi il faudrait admettre qu’Ibn Arabî ou Shankara aient été des «gnostiques» alexandrins (…) nous entendons le mot «gnose» exclusivement dans son sens étymologique et universel et de ce fait nous ne pouvons, ni le réduire purement et simplement au syncrétisme gréco-oriental de l’antiquité tardive [1], ni à plus forte raison l’attribuer à n’importe quelle fantaisie pseudo-religieuse ou pseudo-yoguique, ou même simplement littéraire [2].

[1] Si nous ne «réduisons» pas le sens du mot à ce syncrétisme, nous admettons pourtant, de toute évidence et pour des raisons historiques, qu’on appelle «gnostiques» aussi les hérétiques désignés conventionnellement par ce terme. Leur faute première était d’avoir mésinterprété la gnose en mode dogmatiste, d’où les erreurs et un sectarisme incompatibles avec une perspective sapientielle; toutefois le rapport indirect avec la gnose véritable peut justifier ici, à la rigueur, l’emploi du mot «gnostique».

[2] Comme on le fait de plus en plus depuis que les psychanalystes s’arrogent le monopole de tout ce qui est «vie intérieure», en mélangeant les choses les plus différentes et les plus inconciliables dans un même nivellement et un même relativisme.

Schuon, Comprendre l’Islam, 1976,
«La voie», p.136-137.

Il convient de préciser ici une fois de plus (…) la différence entre une hérésie qui est extrinsèque, donc relative à telle orthodoxie, et une autre qui est intrinsèque, donc fausse en soi et par rapport à toute orthodoxie ou à la vérité tout court. Pour simplifier la question, nous pourrions nous borner à relever que la première manifeste un archétype spirituel — d’une manière limitée sans doute mais néanmoins efficace — tandis que la seconde n’est qu’oeuvre humaine et par conséquent ne repose que sur ses propres productions [1]; ce qui tranche toute la question. Prétendre qu’un spirite «pieux» est assuré du salut, n’a aucun sens, car il n’y a dans les hérésies totales aucun élément qui puisse garantier la félicité posthume, bien que — abstraction faite de toute question de croyance — un homme puisse toujours être sauvé pour des raisons qui nous échappent; mais il ne l’est certainement pas par son hérésie.

[1] Tel le mormonisme, le béhaïsme, l’ahmadisme de Kâdyân, et toutes les «nouvelles religions» et autres pseudo-spiritualités qui pulullent dans le monde actuel.

Schuon, Christianisme/Islam, 1981,
«Le problème de evangélisme», p. 36-37).


Le védantisme moderne

(…) certains védantistes modernes soutiennent (…) que [l’état de rêve et l’état de veille] n’ont aucun rapport l’un avec l’autre, que l’égo du rêve n’est pas du tout celui de la veille, que les deux états sont des systèmes clos et qu’il est abusif de prendre la conscience éveillée comme point de référence par rapport à la conscience onirique [1]; et que, par conséquent, celle-ci n’est aucunement inférieure ou moins réelle que celle-là [2].

Cette opinion extravagante et pseudo-métaphysique se trouve contredite, premièrement, par le fait qu’en nous réveillant, nous nous souvenons de notre rêve et non de celui de quelqu’un d’autre; deuxièmement, par le fait que le caractère inconsistant et fluide des rêves d’une part prouve leur subjectivité, leur passivité et leur accidentalité; troisièmement, par le fait que nous pouvons parfaitement nous rendre compte, dans le rêve, que nous rêvons, et que c’est bien nous qui rêvons et non un autre. La preuve en est qu’il arrive que nous nous réveillions par notre propre volonté quand le développement du rêve nous inquiète; par contre nul ne songera à faire un effort pour sortir de l’état de veille — quelque soit le désagrément de la situation — pour se réveiller dans un état paradisiaque, où l’on se persuaderait qu’on est sorti d’un accident de l’imagination personnelle, alors qu’en réalité le monde terrestre continue à être ce qu’il est. L’univers est une illusion par rapport au Principe, certes, mais sur le plan de la relativité, le monde objectif n’est pas une illusion par rapport à telle subjectivité.

[1] Comme Kant, un Siddheswarânanda semble croire que ses propres expériences limitent celles des autres.

[2] D’aucuns sont même allés jusqu’à prétendre que le rêve est supérieur à la veille puisqu’il comporte des possibilités que le monde physique exclut, comme si ces possibilités n’étaient pas purement passives, et comme si la réalité objective, et décisive, de l’état de veille ne compensait pas infiniment la possibilité onirique de s’élever dans les airs; ou encore, comme si on ne pouvait pas rêver tout aussi bien d’être privé de mouvement.

Schuon, L’ésotérisme comme principe et comme voie, 1978,
«Phénoménologie esthétique et théurgique», p.211-212.

Si l’opinion qui confond inconditionnellement les états de veille et les états de rêve était juste et si ces deux états étaient équivalents sur le plan même de la relativité, — alors qu’en réalité ils ne le sont qu’au regard de l’Absolu, — il serait indifférent d’être un sage qui rêve d’être un sot, ou un sot qui rêve d’être un sage.

Schuon, Sentiers de gnose, 1987,
«À propos de la doctrine de l’illusion», p. 80.

L’ambiguïté de facto de cette question [Qui est le sujet ?] s’explique quelque peu par le fait que les Hindous, qui savaient de quoi il s’agit, n’ont jamais pris soin, dans leurs exposés volontairement elliptiques et centrés sur l’essentiel, de donner des précisions qui leur semblaient sans objet; mais il ne faudrait pas prendre les synthèses dialectiques pour des simplifications et tirer de la doctrine de l’illusion des conclusions absurdes, dont les anciens Védantins n’ont de toute évidence pu donner l’exemple, sous peine d’être de vulgaires solipsistes. Schopenhauer avait tort de croire le solipsisme logiquement irréfutable, mais il avait raison de déclarer les solipsistes mûrs pour l’asile d’alénés.

Schuon, Sentiers de gnose, 1987,
«À propos de la doctrine de l’illusion», p. 80, note 1.

Un monde est (…) un rêve collectif et pourtant homogène, les éléments constitutifs de ce rêve étant évidemment des compossibles. Les subjectivistes qui s’inspirent faussement de la doctrine hindoue oublient volontiers que le monde n’est nullement l’illusion d’un individu singulier; en réalité, il est une illusion collective à l’intérieur d’une autre illusion collective, celle du cosmos total.

Schuon, L’œil du coeur, 1974,
chapitre «L’œil du coeur», p. 15, note 6.

Le “subjectivisme” pseudo-védantin – qui est en réalité du solipsisme – est incapable de rendre compte de l’homogénéité objective de l’ambiance cosmique.

Schuon, Perspectives spirituelles et faits humains,
1953, «Vedânta», p. 145.

Prâjnâ étant la synthèse des cinq autres pâramitâs, le Mahâyâna se réduit en principe à prajnâ, c’est-à-dire que l’union intérieure avec le “Vide” transcendant pourrait en principe suffire comme viatique spirituel ; mais en fait la nature humaine est contraire à l’unité et à la simplicité, la méthode de régénération devra donc tenir compte de tous les aspects de notre emprisonnement samsârique, d’où la nécessité d’une voie qui, tout en présentant d’emblée un élément d’unité et de simplicité, va du multiple à l’un et du complexe au simple [3].

[3] C’est ce que ne veulent pas comprendre – soit dit en passant – les pseudo-zénistes ni les pseudo-védantistes, qui s’imaginent pouvoir escamoter notre nature par des réductions mentales aussi prétentieuses qu’inefficaces.

Schuon, Forme et substance dans les religions, 1975,
«Synthèse des Pâramitâs», p. 123.

Si “nul n’arrive au Père si ce n’est par moi”, c’est que le “Moi” comme telle possède une virtualité salvatrice et unitive; toute subjectivité en tant que telle est en principe une porte vers sa propre Essence transpersonnelle [1].

[1] C’est en ce sens qu’un Râmana Maharshi a pu réduire tout le problème de la spiritualité à la seule question:«Qui suis-je?» Ce qui ne signifie pas — comme d’aucuns se l’imaginent — que cette question puisse constituer une voie; elle indique, d’une part l’état incommunicable du Maharshi, et d’autre part le principe de la subjectivité spirituelle, de la participation progressive au pur Sujet à la fois immanent et transcendant.

Schuon, Racines de la condition humaine, 1990
«L’énigme de la subjectivité diversifiée», p.80.


Le Zénisme moderniste

L’intérêt suscité dans les pays occidentaux par le Zen résulte d’une réaction compréhensible contre la grossièreté et la laideur, et aussi d’une certaine lassitude à l’égard de concepts jugés inopérants — à tort ou à raison — et des logomachies philosophiques habituelles; mais il s’y mêle facilement des tendances anti-intellectuelles et faussement «concrétistes», — il fallait s’y attendre, — ce qui enlève à cet intérêt toute valeur effective; car autre chose est de se situer au-delà du mental, et autre chose est de demeurer au-dessous de ses possibilités les plus élevées, en s’imaginant avoir «dépassé» ce dont on ne comprend pas le premier mot (…)

Si le Zen est moins doctrinaire que d’autres écoles, c’est que sa structure le lui permet; il doit sa continuité à des facteurs parfaitement rigoureux, mais difficilement saisissable du dehors; son silence, chargé de mystère, est bien autre chose que du mutisme vague et commode. Le Zen, précisément à cause de son caractère direct et implicite, — lequel s’adapte à merveille à certaines possibilités de l’âme extrême-orientale, — présuppose tant de conditions de mentalité et d’ambiance, que le moindre manque à cet égard risque de compromettre tout effort même sincère; au demeurant, il ne faut pas oublier que le Japonais d’élite est lui-même, à bien des égards, un produit du Zen.

Schuon, Images de l’Esprit, 1982,
«Sur les traces du Bouddhisme», p. 109-110.

Ce que le Zen veut, c’est la récupération surnaturelle de la perception des choses sub specie aeternitatis ou dans l’«Éternel Présent»; sans pouvoir ni devoir sortir de la relativité, l’esprit se trouve désormais enraciné dans l’Absolu, existentiellement et intellectuellement à la fois. Mais le Zen comporte également une autre dimension, complémentaire de la première: c’est l’aspect «simplicité» ou «équilibre», le retour à la nature primordiale. Le complément de la foudre et de l’éclatement, ou du satori, est la paix dans la nature des choses, telle qu’elle se révèle dans le calme de l’étang reflétant la lune, ou dans la grâce pour ainsi dire contemplative du nénuphar, ou encore dans l’élégance calme et précise de la cérémonie du thé.

La sobriété naturiste et quelque peu iconoclaste du Zénisme n’est pas un vain luxe: qui veut ramener l’esprit humain à l’«intuition d’Éternité» pour laquelle il est fait, et qu’il a perdu par sa déchéance, — sa curiosité dispersante et sa passion compressive, — doit également ramener l’âme et le corps à leur simplicité primordiale en les débarrassant des superstructures factices de la civilisation [1]. L’un ne va pas sans l’autre: il n’y a pas de contenu sans contenant adéquat; la perfection de l’éclair appelle celle du lotus (…)

Nous ne sommes pas aristotélicien, mais il va de soi que nous préférons mille fois Aristote à un Zen falsifié et coupé de ses racines, et privé ainsi de sa raison d’être et de son efficacité; si nous y insistons ici, c’est parce qu’en Zénisme moderniste on perd volontiers de vue que le Zen est «ni avec ni sans formes» et qu’il comporte notamment, à côté de l’introspection rigoureuse et de ce que nous pourrions appeler le culte de la vacuité, une attitude de dévotion, d’humilité et de gratitude, du moins a priori, laquelle lui est commune avec toute spiritualité digne de ce nom.

En tout état de cause, une méthode spirituelle n’est pas une chose librement disponible: dans la mesure même où elle est subtile ou ésotérique, elle se mue en poison quand elle n’est pas pratiquée dans le cadre des règles canoniques, donc «au nom de Dieu» comme on dirait en Occident; dans le cas du Zen, ce cadre est avant tout le ternaire «Bouddha-Loi-Communauté» (Buddha-Dharma-Sangha). Le Zen est fonction de tout ce qu’implique ce ternaire, ou il n’est pas. [2]

[1] La position de la méditation zéniste, le zazen, est révélatrice à cet égard: droiture et immobilité; équilibre entre l’effort et le naturel. Le Zen a développé une «culture du geste» qui s’étend à divers métiers, y compris celui des armes, et aussi à toutes sortes d’activités décoratives et plus ou moins féminines, et qui est l’antipode du débraillé sincériste et faussement «naturel» de notre temps.

[2] Aussi n’y a-t-il aucun rapport entre le Zen et les théories d’un Jung ou d’un Krishnamurti, ou un autre psychologisme quelconque.

Schuon, L’œil du cœur, 1974,
«Remarques élémentaires sur lénigme du Koan», 88-90.

Prâjnâ étant la synthèse des cinq autres pâramitâs, le Mahâyâna se réduit en principe à prajnâ, c’est-à-dire que l’union intérieure avec le «Vide» transcendant pourrait en principe suffire comme viatique spirituel; mais en fait la nature humaine est contraire à l’unité et à la simplicité, la méthode de régénération devra donc tenir compte de tous les aspects de notre emprisonnement samsârique, d’où la nécessité d’une voie qui, tout en présentant d’emblée un élément d’unité et de simplicité, va du multiple à l’un et du complexe au simple [3].

[3] C’est ce que ne veulent pas comprendre — soit dit en passant — les pseudo-zénistes ni les pseudo-védantistes, qui s’imaginent pouvoir escamoter notre nature par des réductions mentales aussi prétentieuses qu’inefficaces.

Schuon, Forme et substance dans les religions, 1975,
«Synthèse des Pâramitâs», p. 123.


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