La Sophia Perennis, c’est connaître la Vérité totale et, par voie de conséquence, vouloir le Bien et aimer la Beauté ; et cela conformément à cette Vérité, donc en pleine connaissance de cause. La Sophia doctrinale traite du Principe divin d’une part et de sa Manifestation universelle d’autre part : donc de Dieu, du monde et de l’âme, en distinguant dans la Manifestation entre le macrocosme et le microcosme ; ce qui implique que Dieu comporte en lui-même – extrinsèquement tout au moins – des degrés et des modes, c’est-à-dire qu’il tend à se limiter en vue de sa Manifestation. C’est là tout le mystère de la divine Mâyâ….
Quant au Bien, c’est a priori le Principe suprême en tant que quintessence et cause de tout bien possible ; et c’est a posteriori, d’une part ce qui dans l’Univers manifeste le Principe, et d’autre part ce qui ramène à celui-ci ; en un mot, le Bien est tout d’abord Dieu lui-même, ensuite la “projection” de Dieu dans l’existence, et enfin la “réintégration” de l’existencié en Dieu….
Quant à la Beauté, elle relève de l’Infinitude, laquelle coïncide avec la divine Félicité ; envisagé sous ce rapport, Dieu est Beauté, Amour, Bonté et Paix, et il pénètre tout l’Univers par ces qualités. La Beauté, dans l’Univers, est ce qui révèle la divine Infinitude : toute beauté créée nous communique quelque chose d’infini, de béatifique, de libérateur. L’Amour, qui répond à la Beauté, est le désir d’union, ou l’union elle-même …
La Bonté, elle, est le rayonnement généreux de la Beauté ; elle est à celle-ci ce que la chaleur est à la lumière. Étant Beauté, Dieu est par là même Bonté et Miséricorde; nous pourrions dire aussi que dans la Beauté, Dieu nous prête quelque chose du Paradis ; le beau est messager, non seulement d’Infinitude et d’Harmonie, mais aussi, comme l’arc-en-ciel, de réconciliation et de pardon.
À un tout autre point de vue, la Bonté et la Beauté sont les aspects respectivement “intérieur” et “extérieur” de la Béatitude, alors qu’au point de vue de notre précédent distinguo, la Beauté est intrinsèque en tant qu’elle relève de l’Essence, tandis que la Bonté est extrinsèque en tant qu’elle s’exerce sur les accidents, à savoir les créatures.
Dans cette dimension, la Rigueur, laquelle relève de l’Absolu, ne saurait être absente : intrinsèquement, elle est la pureté adamantine du divin et du sacré; extrinsèquement, elle est la limitation du pardon, due au manque de réceptivité de telles créatures. Le monde est tissé de deux dimensions majeures, la rigueur mathématique et la douceur musicale ; les deux s’unissant dans une homogénéité supérieure qui relève de l’insondable Être même de la Divinité.
F. Schuon, Racines de la condition humaine, p. 145-148.
Le terme de Philosophia Perennis, qui est apparu dès la Renaissance, et dont la néoscolastique a fait largement usage, désigne la science des principes ontologiques fondamentaux et universels ; science immuable comme ces principes mêmes, et primordiale du fait même de son universalité et de son infaillibilité. Nous utiliserions volontiers le terme de sophia perennis pour indiquer qu’il ne s’agit pas de “philosophie” au sens courant et approximatif du mot — lequel suggère de simples constructions mentales, surgies de l’ignorance, du doute et des conjectures, voire du goût de la nouveauté et de l’originalité —, ou encore nous pourrions user du terme de religio perennis en nous référant alors au côté opératif de cette sagesse, donc à son aspect mystique ou initiatique. Et c’est pour rappeler cet aspect, et pour indiquer que la sagesse universelle et primordiale engage l’homme entier, que nous avons choisi pour notre livre le titre de “Religion pérenne” ; pour indiquer aussi que la quintessence de toute religion est dans cette religio métaphysique, et qu’il faut connaître celle-ci si l’on veut rendre compte de ce mystère à la fois humain et divin qu’est le phénomène religieux. Or, rendre compte de ce phénomène “surnaturellement naturel” est assurément l’une des tâches les plus urgentes de notre époque”.
F. Schuon, Sur les traces de la Religion pérenne, Le Courrier du Livre, 1982.
À rigoureusement parler, il n’y a qu’une seule philosophie, la Sophia Perennis; elle est aussi — envisagée dans son intégralité — la seule religion. La Sophia a deux origines possibles, une intemporelle et une temporelle : la première est “verticale” et discontinue, et la seconde, “horizontale” et continue ; autrement dit, la première est comme la pluie qui peut descendre à tout moment du ciel ; la seconde est comme un ruisseau qui jaillit d’une source. Les deux modes se rencontrent et se combinent : la Révélation métaphysique actualise la faculté intellective, et celle-ci, une fois réveillée, donne lieu à l’intellection spontanée et indépendante.
La dialectique de la Sophia Perennis est “descriptive”, non “syllogistique”, c’est-à-dire que les affirmations ne sont pas le produit d’une “preuve” réelle ou imaginaire, bien qu’elles puissent utiliser des preuves — réelles dans ce cas — à titre d’ “illustration” et dans un souci de clarté et d’intelligibilité. Mais le langage de la Sophia est avant tout le symbolisme sous toutes ses formes : aussi l’ouverture au message des symboles est-elle un don propre à l’homme primordial, et à ses héritiers de toute époque; Spiritus ubi vult spirat.
Un des paradoxes de notre époque est que l’ésotérisme, discret par la force des choses, se trouve dans l’obligation de s’affirmer au grand jour, pour la simple raison qu’il n’y a pas d’autre remède aux confusions de notre temps. Car, comme disent les cabalistes, “Il vaut mieux divulguer la Sagesse que de l’oublier”.
F. Schuon, La transfiguration de l’homme, p. 17-18
La question peut se poser de savoir si la Sophia Perennis est un “humanisme”; la réponse pourrait en principe être “oui”, mais en fait elle doit être “non” puisque l’humanisme au sens conventionnel du terme exalte de facto l’homme déchu et non l’homme en soi. L’humanisme des modernes est pratiquement un utilitarisme pointé sur l’homme fragmentaire ; c’est la volonté de se rendre aussi utile que possible à une humanité aussi inutile que possible.
F. Schuon, Avoir un centre, p. 12.