Illustration par Al-Biruni des différentes phases de la lune.

Sommaire

Sciences et exactitude

Science et intelligence

Science et négation de la transcendance

Science et technique, industrie, machines

Science et ouvrier moderne

Science et imagination

La théorie de la relativité


Introduction

René Guénon avait magistralement et systématiquement démontré, surtout dans Le règne de la quantité et les signes des temps et La crise du monde moderne (livres dont la lecture a été fortement recommandée par Frithjof Schuon) ce qu’était la science et la technique modernes, et comment celles-ci avaient pu précipiter la chute intellectuelle de l’Occident.

Frithjof Schuon ne consacrera pas de chapitres particuliers à ce sujet mais placera dans ses livres des digressions plus ou moins longues sur ce que représentent les sciences modernes aux yeux de la Sophia Perennis, la Sagesse Éternelle.

Le choix d’extraits proposés ci-après fournit au lecteur de précieux aperçus que ce dernier doit complémenter par une lecture plus complète des chapitres d’où proviennent ces extraits. (Voir les références aux livres et pages à la fin de chaque citation.)

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Sciences et exactitude

La «science» substitue volontiers l’exactitude à l’intelligence

La question du sens spirituel des mythes est de celles qu’on se plaît à reléguer dans le domaine du sentiment et de l’imagination et que la «science exacte» se refuse à traiter autrement qu’à travers des conjectures psychologiques et historiques. Pour nous, qui ne croyons pas à l’efficacité d’un savoir retranché de la vérité totale, — à moins qu’il ne s’agisse que d’une connaissance de choses physiques actuellement palpables, — la «science» dont il s’agit substitue volontiers l’exactitude à l’intelligence, soit dit sans euphémisme; c’est en effet cette «exactitude» même qui exclut les opérations décisives de l’intelligence pure, puisque l’enregistrement méticuleux et souvent arbitraire de faits éventuellement insignifiants — ou rendus tels par le point de vue adopté — remplace la perception intellectuelle de la nature des choses.

L’enregistrement méticuleux et souvent arbitraire de faits éventuellement insignifiants … remplace la perception intellectuelle de la nature des choses.

Frithjof schuon

La «science» prétend se caractériser par son refus de toute prémisse d’ordre purement spéculatif (le voraussetzungsloses Denken des philosophes allemands) et par une parfaite liberté d’investigation, mais c’est là une illusion puisque la science moderne, pas plus qu’une autre, ne peut éviter de partir à son tour d’une idée c’est le dogme du caractère exclusivement rationnel et plus ou moins «démocratique» de l’intelligence; autrement dit, il existerait une intelligence une et polyvalente, ce qui en principe est vrai, et cette intelligence serait celle que possède tout homme, et qui permettrait précisément à l’investigation d’être «libre», ce qui est radicalement faux. Il est des vérités que seule l’intellection — qui en fait n’est pas accessible à tout homme «sain d’esprit» — permet d’atteindre; et l’Intellect a besoin, de son côté, de la Révélation — en tant que cause occasionnelle et véhicule de la Philosophia Perennis — pour pouvoir actualiser sa lumière autrement que d’une façon fragmentaire. En tout état de cause, quand on parle d’ «analyse objective», et qui plus est, basée sur des «faits» et «non sur des spéculations» ou «sur l’abstrait», on oublie toujours le principal intéressé, à savoir l’intelligence — ou l’inintelligence — de celui qui analyse; on oublie que, dans bien des cas, les «analyses de faits» tendant à «prouver» telle ou telle chose dont l’existence ou l’inexistence est pourtant évidente a priori, ne font que suppléer à l’absence — foncière ou accidentelle — de l’intellection, donc de l’intelligence proportionnée au problème posé.

Quand on abolit les vrais mythes, on finit inévitablement par leur substituer des mythes factices, et en fait, la pensée qui entend se fier à sa seule logique, dans un domaine où celle-ci n’ouvre aucun horizon, s’avère incapable d’échapper aux diverses «mythologies» scientistes, un peu comme l’abolition de la religion conduit en définitive, non à une vision rationnelle de l’Univers, mais à une contrereligion, laquelle ne tardera pas à dévorer le rationalisme lui-même; car rendre l’homme absolument libre, — lui qui n’est pas absolu, — c’est libérer en lui tous les maux, sans qu’il subsiste un principe qui puisse les limiter. Tout ceci montre bien que c’est au fond une sorte d’abus de langage que d’appeler «science» un savoir qui n’aboutit qu’à des résultats pratiques et ne «révèle » rien sur la nature profonde des phénomènes, — une science qui, étant par définition dépourvue de principes transcendants, n’offre aucune garantie quant à ses résultats ultimes.

Schuon, Images de l’esprit, 1982,
«De l’esprit symboliste», pp.19-21.

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L’exactitude même de la science est menacée par l’irrationnel

(…) l’exactitude même de la science moderne, ou de certaines de ses branches, se trouve gravement menacée — et d’ une manière assez imprévue — par l’intrusion de la psychanalyse, voire du «surréalisme» et d’autres formes de l’irrationnel érigé en système, ou de l’existentialisme qui, lui, n’est pas de l’irrationnel, mais de l’inintelligent, a rigoureusement parler. Le rationnel exclusif ne peut pas ne pas provoquer de telles interférences, du moins en ses points vulnérables tels que la psychologie ou l’interprétation psychologique — ou «psychologisante» — des phénomènes qui lui échappent par définition.

Schuon, Regards sur les mondes anciens, 1980,
«Chute et déchéance», p.44-45.

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Disproportion illégitime de l’intelligence scientifique

Un trait frappant de la science moderne est la disproportion entre l’intelligence scientifique, mathématique, pratique, et l’intelligence comme telle: un savant peut être capable des calculs et des réalisations les plus extraordinaires, mais il peut en même temps ne pas être capable de comprendre la causalité ultime des choses; il y a là une disproportion illégitime et monstrueuse, car celui qui est assez intelligent pour saisir la nature dans ses profondeurs physiques, devrait savoir aussi que la nature a une Cause métaphysique qui la transcende, et que cette cause ne se borne pas à déterminer les lois de l’existence sensible, comme le voulait Spinoza. Ce que nous avons appelé le caractère «inhumain» de la science moderne se manifeste d’ailleurs dans les fruits monstrueux qu’elle engendre, tels la surpopulation du globe, la dégénérescence du genre humain et, par compensation, les moyens de destruction massive.

Schuon, Les stations de la sagesse, 1992,
«Orthodoxie et intellectualité», p. 47.

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La négation «naturaliste» de la transcendance

Toutes les erreurs sur le monde et sur Dieu résident dans la négation «naturaliste» de la discontinuité [1], donc de la transcendance — alors que c’est sur celle-ci qu’on aurait dû édifier toute la science — soit dans l’incompréhension de la continuité métaphysique et «descendante», laquelle n’abolit en rien la discontinuité à partir du relatif.

[1] C’est plus ou moins ce préjugé «scientiste» — allant de pair avec la falsification et l’appauvrissement de l’imagination spéculative — qui empêche un Teilhard de Chardin de concevoir la discontinuité de force majeure entre la matière et l’âme, ou entre le naturel ou le surnaturel, d’où un évolutionnisme qui — au rebours de la vérité — fait tout commencer par la matière. — Un minus présuppose toujours un plus initial, si bien qu’une apparente évolution n’est que le déroulement tout provisoire d’un résultat préexistant; l’embryon humain devient homme parce qu’il l’est déjà; aucune «évolution» ne fera surgir un homme d’un embryon animal. De même le cosmos entier ne peut jaillir que d’un état embryonnaire qui en contient virtuellement tout le déploiement possible, et qui ne fait que manifester sur le plan des contingences un prototype infiniment supérieur et transcendant.

Schuon, Comprendre l’Islam, 1976,
«La Voie», pp. 129-130.

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La science du seul sensible

Il n’est pas étonnant qu’une science issue de la chute — ou de l’une des chutes — et de l’illusoire redécouverte du monde sensible soit aussi la science du seul sensible, ou du virtuellement sensible [1], et qu’elle nie tout ce qui dépasse ce domaine, qu’elle nie par conséquent Dieu, l’au-delà et l’âme [2], y compris a fortiori le pur Intellect, qui précisément est capable de connaître tout ce qu’elle rejette; pour les mêmes raisons, elle nie aussi la Révélation qui, elle, rétablit le pont rompu par la chute.

Selon les observations de la science expérimentale, le ciel bleu qui s’étend au-dessus de nous est, non pas un monde de béatitude, mais une illusion d’optique due à la réfraction de la lumière dans l’atmosphère, et à ce point de vue-là, on a évidemment raison de nier que le séjour des bienheureux se trouve là-haut; mais on aurait grandement tort dénier que l’association d’idées entre le ciel visible et le Paradis céleste résulte de la nature des choses et non de l’ignorance et de la naïveté mêlée d’imagination et de sentimentalité, car le ciel bleu est un symbole direct et partant adéquat des degrés supérieurs — et suprasensoriels — de l’Existence; il est même une lointaine réverbération de ces degrés, et il l’est forcément du moment qu’il est réellement un symbole, consacré par les Ecritures sacrées et l’intuition unanime des peuples [3].

L’ascension de Mohammed (Mi’rāj)

Ce caractère de symbole est si concret et si efficace que les manifestations célestes, quand elles se produisent dans notre monde sensible, «descendent» sur terre et «remontent» au Ciel; le symbolisme sensible est fonction de la réalité suprasensible qu’il reflète. Les années-lumière et la relativité du rapport espace-temps n’ont absolument rien à voir dans la question — parfaitement «exacte» et «positive» — du symbolisme des apparences et de sa connexion à la fois analogique et ontologique avec les ordres célestes ou angéliques; que le symbole lui-même puisse n’être qu’une illusion d’optique n’enlève rien à son exactitude ni à son efficacité, car toute apparence, y compris celle de l’espace et des galaxies, n’est à rigoureusement parler qu’une illusion créée par la relativité.

[1] Cette nuance s’impose parce qu’on objectera que la science opère avec des éléments qui échappent à nos sens.
[2] Nous disons, non que tous les savants nient ces réalités, mais que la science les nie, ce qui est tout différent.
[3] Qui dit “symbole”, dit “participation” ou “aspect”, quelles que soient les différences de niveau.

Schuon, Regards sur les mondes anciens, 1980,
«Chute et déchéance», pp.45-46.

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La science se présente comme le seul facteur de vérité

La science moderne se présente dans le monde comme le principal ou le seul facteur de vérité; selon ce style de certitude, connaître Charlemagne, c’est savoir combien a pesé son crâne et quelle a été sa taille. Au point de vue de la vérité totale — redisons-le une fois de plus — il vaut mille fois mieux croire que Dieu a créé le monde en six jours et que l’au-delà se situe sous le disque terrestre ou dans le ciel tournant, que de connaître la distance d’une nébuleuse à une autre tout en ignorant que les phénomènes ne font que manifester une Réalité transcendante qui nous détermine de toutes parts et qui donne à notre condition humaine tout son sens et tout son contenu; aussi les grandes traditions, conscientes de ce qu’un savoir prométhéen mènerait à la perte de la vérité essentielle et salvatrice, n’ont-elles jamais prescrit ni encouragé cette accumulation de connaissances tout extérieures et, en fait, mortelles pour l’homme. On affirme couramment que telle ou telle prouesse scientifique «fait honneur au genre humain», et autres niaiseries de ce genre, comme si l’homme faisait honneur à sa nature autrement qu’en se dépassant, et comme s’il se dépassait ailleurs que dans la conscience d’absolu et dans la sainteté.

Schuon, Regards sur les mondes anciens, 1980,
«Chute et déchéance», pp.47-48.

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La philosophie scientiste ignore les degrés de réalité et les cycles

La philosophie scientiste ignore, avec les Présences divines, aussi leurs rythmes ou leur «vie»: elle ignore, non seulement les degrés de réalité et le fait de notre emprisonnement dans le monde sensoriel, mais aussi les cycles, le solve et coagula universel; c’est dire qu’elle ignore, et le jaillissement de notre monde hors d’une Réalité invisible et fulgurante, et sa résorption dans l’obscure lumière de cette même Réalité. Tout le Réel est dans l’invisible: c’est cela qui devrait être pressenti ou compris avant tout, si l’on veut parler de connaissance et d’efficacité. Mais cela ne sera pas compris, et le monde suivra sa marche, inexorablement.

Schuon, Forme et substance dans les religions, 1975,
«Les cinq Présences divines», p. 68.

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Les sens ne peuvent pas être un critère de connaissance totale

Les sens sont une prison qu’il est absurde de vouloir ériger en critère et base de connaissance totale, comme le veut la science moderne. À quoi bon nous donner des renseignements exacts sur les galaxies et les molécules si c’est au prix de la connaissance — infiniment plus réelle et plus importante — de l’Univers total et de notre destinée absolue?

Schuon, Forme et substance dans les religions, 1975,
«La croix ‹temps-espace› dans l’onomatologie koranique», p. 71, note 9.

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Le scientisme a faussé l’imagination de l’homme

Chez l’homme marqué par le scientisme, l’intuition des intentions sous-jacentes a disparu, et non seulement cela: le scientisme, axiomatiquement fermé aux dimensions supra-sensibles du Réel, a doté l’homme d’une crasse ignorance et a faussé l’imagination en conséquence. La mentalité moderniste entend réduire les anges, les démons, les miracles, bref, tous les phénomènes non matériels et inexplicables en termes matériels, à du «subjectif» et du “psychologique”, alors qu’il n’y a pas le moindre rapport, si ce n’est que le psychisme est lui aussi — mais objectivement — fait de substance extra-matérielle…

Schuon, Forme et substance dans les religions, 1975,
«La marge humaine», p. 203.

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La science a fait de ses créateurs ses créatures

Une telle science [la science moderne] est bien à la mesure de l’homme moderne, qui l’a conçue et qui en est en même temps le «produit»: comme lui, elle prétend implicitement à une sorte d’ «immunité» ou d’exterritorialité devant l’Absolu, et comme lui elle se trouve retranchée de tout contexte cosmique et eschatologique.

A toutes ces considérations, nous aimerions ajouter ce qui suit: la science — à l’instar de la machine — a interverti les rôles et a fait de ses créateurs ses créatures; elle échappe au contrôle de l’intelligence comme telle, dès lors qu’elle prétend déterminer la nature de celle-ci «du dehors» et «par le bas». On a privé notre ambiance cosmique intemporelle de sa fonction didactique en la remplaçant par des «coulisses» : la voûte stellaire est devenue le prolongement d’un laboratoire, la beauté corporelle se réduit au mécanisme de la sélection naturelle. On ne sent plus que la richesse quantitative d’un savoir — d’un savoir quelconque — entraîne forcément un appauvrissement intérieur, à moins d’une science spirituelle qui rétablisse l’unité et sauvegarde l’équilibre; l’homme ordinaire, s’il pouvait voyager dans l’espace interplanétaire, en reviendrait terriblement appauvri, à moins que sa raison n’ait sombré dans l’épouvante.

Les anciens ne savaient pas, sans doute, faire durer des vies qui pourtant avaient un sens; les modernes savent prolonger des vies qui n’en ont pas.

frithjof Schuon

Cela nous ramène à l’arbre défendu de la Genèse, dont le drame se répète à grands intervalles jusqu’à nos jours; l’homme décentralisé dont l’esprit est sursaturé de faits discontinus est d’une désespérante pauvreté, et cela explique du reste toutes ces philosophies du néant et de l’angoisse qui ont cours à notre époque. Les anciens ne savaient pas, sans doute, faire durer des vies qui pourtant avaient un sens; les modernes savent prolonger des vies qui n’en ont pas; mais les anciens, par le fait même qu’ils donnaient un sens à la vie, en donnaient aussi un à la mort. Si la vie n’est qu’une lueur infime entre deux nuits ou deux néants, et si nous ne sommes que des hasards biologiques sans intérêt dans un univers absurde, à quoi bon tous les efforts, et à quoi bon surtout cette foi scientiste plus absurde encore que l’univers insensé qu’on explore sans pouvoir en sortir? A quoi peuvent nous servir des constatations justes si en fait — car en principe elles sont innocentes [1] — elles nous privent de tout l’essentiel, à savoir de la connaissance de ce dont les phénomènes ne sont que de fragiles extériorisations? Loin d’être inconnaissables par elles ­mêmes, ces réalités supérieures peuvent être connues à travers les phénomènes, qui sont métaphysiquement transparents; mais elles se révèlent aussi par les grandes manifestations prophétiques, messianiques ou avatâriques, lesquelles s’adressent a priori aux réceptacles collectifs pour leur communiquer ce que, en fait, ils sont devenus incapables de connaître directement.

[1] Il faut insister sur ce point. Aucune science n’est mauvaise par son contenu; mais une démonstration d’anatomie, éventuellement si utile pour un adulte, peut gâcher une âme d’enfant.

Images de l’esprit, 1982,
«Sur les traces du Bouddhisme», p.81-82.

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Mahatma Gandhi en 1925.

C’est la machine qui tend à devenir la mesure de l’homme

De nos jours, c’est la machine qui tend à devenir la mesure de l’homme, et elle devient par là même quelque chose comme la mesure de Dieu, d’une manière diaboliquement illusoire, bien entendu: pour les esprits les plus «avancés», ce sont en effet la machine, la technique, la science expérimentale, qui désormais dictent à l’homme sa nature, et ce sont elles qui créent la vérité — on l’avoue sans vergogne — ou plutôt, ce qui en usurpe la place dans la conscience. Il est difficile à l’homme de tomber plus bas, de réaliser une plus grande perversion mentale, un plus complet abandonnement de lui-même, une plus parfaite trahison de sa personnalité intelligente et libre: au nom de la «science» et du «génie humain», l’homme consent à devenir la création de ce qu’il a créé et à oublier ce qu’il est, au point d’en attendre la réponse de la machine et des forces aveugles de la nature; il a attendu de n’être plus rien pour prétendre se créer lui-même. Entraîné par un torrent, il glorifie l’incapacité de lui résister.

Et comme la matière et la machine sont quantitatives, l’homme devient quantitatif: l’humain, c’est désormais le social. On oublie que l’homme, en s’isolant, peut cesser d’être social, tandis que la société, quoiqu’elle fasse — et elle est d’ailleurs incapable d’agir par elle-même — ne peut jamais cesser d’être humaine.

Stations de la Sagesse, 1992,
«Orthodoxie et intellectualité», pp. 58-59.

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La machine crée le «prolétariat»

(…) Comment définir la position ou la qualité de l’ouvrier moderne ? Nous répondrons d’abord que le monde «ouvrier» est une création toute artificielle, dûe à la machine et à la vulgarisation scientifique qui s’y rattache; autrement dit, la machine crée infailliblement le type humain artificiel qu’est le «prolétaire», ou plutôt, elle crée un «prolétariat», car il s’agit là essentiellement d’une collectivité quantitative et non d’une caste naturelle, c’est-à-dire ayant son fondement dans telle nature individuelle. Si l’on pouvait supprimer les machines et réintroduire l’ancien artisanat avec tous ses aspects d’art et de dignité, le «problème ouvrier» cesserait d’exister; ceci est vrai même pour les fonctions purement serviles où les métiers plus ou moins quantitatifs, pour la simple raison que la machine est inhumaine et anti-spirituelle en soi. La machine tue, non seulement l’âme de l’ouvrier, mais l’âme comme telle, donc aussi celle de l’exploiteur; le couple exploiteur-ouvrier est inséparable du machinisme, car l’artisanat empêche cette alternative grossière par sa qualité humaine et spirituelle même. L’univers machiniste, c’est somme toute le triomphe de la ferraille lourde et sournoise; c’est la victoire du métal sur le bois, de la matière sur l’homme, de la ruse sur l’intelligence [1]; des expressions telles que «masse», «bloc», «choc» si fréquentes dans le vocabulaire de l’homme industrialisé, sont tout à fait significatives pour un monde qui est plus près des insectes que des humains.

[1] Nous avons lu quelque part que seuls les progrès de la technique expliquent le caractère nouveau et catastrophique de la première guerre mondiale, ce qui est très juste. C’est la machine qui a fabriqué ici l’histoire, comme elle fabrique par ailleurs des hommes, des idées, un monde.

Castes et races, 1957,
«Le sens des castes», pp. 17-18.

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Le «monde ouvrier» est imperméable aux réalités spirituelles

Il n’y a rien d’étonnant au fait que le «monde ouvrier», avec sa psychologie machiniste-scientiste-matérialiste, soit particulièrement imperméable aux réalités spirituelles, car il présuppose une «réalité ambiante» tout à fait factice: il exige des machines, donc du métal, du vacarme, des forces occultes et perfides, une ambiance de cauchemar, du va-et-vient inintelligible, en un mot, une vie d’insectes dans la laideur et la trivialité; à l’intérieur d’un tel monde, ou plutôt d’un tel «décor», la réalité spirituelle apparaîtra comme une illusion patente et un luxe méprisable. Dans n’importe quelle ambiance traditionnelle, au contraire, c’est le problématisme «ouvrier», — donc machiniste, — qui n’aurait plus aucune force persuasive; pour le rendre vraisemblable, il faut donc commencer par créer un monde de coulisses qui lui corresponde, et dont les formes mêmes suggèrent l’absence de Dieu; le Ciel doit être invraisemblable, parler de Dieu doit sonner faux [1]. Quand l’ouvrier dit qu’il n’a «pas le temps pour prier», il n’a pas tellement tort, car il ne fait qu’exprimer par là tout ce que sa condition a d’inhumain, ou disons «d’infra-humain»; les métiers anciens, eux, étaient éminemment intelligibles, et ils n’enlevaient pas à l’homme sa qualité humaine, laquelle implique par définition la faculté de penser à Dieu. Certains objecteront sans doute que l’industrie est un «fait» et qu’il faut l’accepter comme tel, comme si ce caractère de fait primait la vérité; on prend volontiers pour du «courage» et du «réalisme» ce qui est exactement leur contraire, c’est-à-dire parce que nul ne peut empêcher telle calamité, on appelle celle-ci un «bien» et on glorifie l’incapacité d’y échapper.

[1] La grande erreur de ceux qui veulent ramener les masses ouvrières au bercail de l’Eglise c’est de confiner l’ouvrier dans sa «déshumanisation» en acceptant l’univers machiniste comme un monde «réel» et légitime, et en se croyant même obligé de l’aimer «pour lui-même» . Traduire I’Evangile en argot ou travestir la sainte famille en prolétaires, c’est se moquer des ouvriers autant que de la religion; c’est, en tout cas, de la basse démagogie, ou disons de la faiblesse, car toutes ces tentatives trahissent le complexe d’infériorité que ressent «l’intellectuel» devant cette sorte de réalisme brutal qui caractérise l’ouvrier; ce réalisme est d’autant plus facile que son domaine est plus limité et plus grossier, donc plus irréel.

Castes et races, 1957,
«Le sens des castes», pp. 18-19.

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Aucun saint ne peut inventer une machine

(…) Il est une autre objection dont il faut tenir compte: certains diront qu’il y a toujours eu des machines et que celles du XXe siècle sont simplement plus parfaites que les autres, mais c’est là une erreur radicale qu’on rencontre toujours à nouveau sous diverses formes; c’est un manque du sens des «dimensions», ou autrement dit, c’est ne pas savoir distinguer entre des différences qualitatives ou éminentes et des différences quantitatives ou accidentelles. Un ancien métier à tisser par exemple, fut-il le plus parfait possible, est une sorte de révélation et un symbole dont l’intelligibilité permet à l’âme de «respirer», alors que la machine est proprement «suffocante»; la genèse du métier a tisser va de pair avec la vie spirituelle, — ce qui ressort d’ailleurs de sa qualité esthétique, — tandis qu’une machine moderne présuppose au contraire un climat mental et un travail de recherche qui sont incompatibles avec la sainteté, sans parler de son aspect d’arthropode géant ou de boîte magique, lequel a également une valeur de critère: un saint pouvait construire ou perfectionner un moulin à eau ou à vent, mais aucun saint ne peut inventer une machine, précisément parce que le progrès technique implique une mentalité contraire à la spiritualité, critère qui apparaît avec une évidence brutale, nous l’avons dit, dans les formes mêmes des constructions mécaniques [1]. Nous préciserons que dans le domaine des formes comme dans celui de l’esprit, est faux tout ce qui ne s’accorde ni avec la nature vierge, ni avec un sanctuaire; toute chose légitime tient de la nature d’une part et du sacré d’autre part. Un caractère frappant des machines, c’est qu’elles dévorent des matières, — souvent telluriennes et ténébreuses, — au lieu d’être mises en mouvement par l’homme seul ou par une force naturelle telle que l’eau ou le vent; on est obligé de piller la terre pour les faire «vivre», ce qui n’est pas le moindre aspect de leur fonction de déséquilibre. II faut être bien aveugle pour ne pas voir que ni la vitesse ni la surproduction ne sont des biens, sans parler de la prolétarisation du peuple et de l‘enlaidissement du monde [2]; mais l’argument de base reste celui que nous avons énoncé en premier lieu, à savoir que la technique ne peut naître que dans un monde sans Dieu, — un monde où la ruse s’est substituée à l’intelligence et à la contemplation.

[1] Les essais qui, dans l’antiquité et au moyen-âge, se rapprochaient le plus des constructions mécaniques, servaient à l’amusement et étaient considérés comme des curiosités, donc comme des choses rendues légitimes par leur caractère exceptionnel même. Les Anciens étaient, non comme des enfants imprévoyants qui touchent à tout, mais au contraire comme des hommes mûrs qui évitent certains ordres de possibilités dont ils prévoient les conséquences funestes.

[2] Nous devinons bien que certains nous contesteraient le droit moral d’user d’inventions modernes, comme si la structure économique et le rythme de notre époque permettaient d’échapper à celles-ci, et comme s’il était utile d’y échapper dans un monde où nul n’y échappe; du reste, cette contestation ne serait logique que si on nous rendait du même coup toutes les valeurs que le monde moderne a détruites.

Castes et races, 1957,
«Le sens des castes», pp. 19-20.

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Le scientisme est réfractaire aux données que son optique exclut

Au simple point de vue du phénomène psychologique, on doit constater que l’homme est en moyenne incapable de cumuler une donnée sur laquelle il s’hypnotise, avec les données complémentaires et correctives qui restent en dehors de son champ visuel; le scientisme en est un exemple au même titre que n’importe quel fanatisme naïf, du moment qu’il est réfractaire aux données que son optique exclut, et qui pourtant sont fondamentales pour la perception du réel dans toutes ses ramifications.

Forme et substance dans les religions, 1975,
«Paradoxe de l’expression spirituelle», p. 181.

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Le scientisme a faussé l’imagination de l’homme

Chez l’homme marqué par le scientisme, l’intuition des intentions sous-jacentes a disparu, et non seulement cela; le scientisme, axiomatiquement fermé aux dimensions suprasensibles du Réel, a doté l’homme d’une crasse ignorance et a faussé l’imagination en conséquence. La mentalité moderniste entend réduire les anges, les démons, les miracles, bref, tous les phénomènes non matériels et inexplicables en termes matériels, à du «subjectif» et du «psychologique», alors qu’il n’y a là pas le moindre rapport, si ce n’est que le psychisme est lui aussi — mais objectivement — fait de substance extra-matérielle (…) Quoiqu’il en soit, la déficience de la science moderne porte essentiellement sur la causalité universelle; on nous objectera sans doute que la science ne s’occupe pas de causalité philosophique, ce qui est faux, car tout l’évolutionnisme n’est pas autre chose qu’une hypertrophie imaginée en fonction de la négation de causes réelles, et cette négation matérialiste aussi bien que sa compensation évolutionniste, relève de la philosophie et non de la science.

Forme et substance dans les religions, 1975,
«La marge humaine», pp. 203-204.

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La théorie de la relativité ne sera pas jugée «naïve» un jour?

On nous dit qu’un Einstein a bouleversé la vision du monde comme Galilée ou Newton l’avaient fait avant lui, et que les conceptions usuelles qu’il a renversées — celles de l’espace, de temps, de la lumière et de la matière — sont aussi «naïves que celles du Moyen-Âge»; mais, alors, rien ne nous garantit que la théorie de la relativité ne sera pas jugée «naïve» à son tour, en sorte que, dans la science profane, on ne sort de toutes façons pas du cercle vicieux de la «naïveté».

Du reste, qu’y-a-t-il de plus naïf que de chercher à enfermer l’univers dans quelques formules mathématiques, et de s’étonner qu’il reste toujours un élément insaisissable et apparemment «irrationnel» qui s’oppose à toute «mise au pas»? On nous dira sans doute que tous les savants ne sont pas des athées, mais là n’est pas la question, puisque l’athéisme réside dans la science même, dans ses postulats et dans ses méthodes.

On nous dira sans doute que tous les savants ne sont pas des athées, mais là n’est pas la question, puisque l’athéisme réside dans la science même, dans ses postulats et dans ses méthodes.

Frithjof Schuon

Les théories einsteiniennes sur la masse, l’espace, le temps, sont propres à démontrer les fissures de l’univers physique, mais seul le métaphysicien peut en tirer parti; la science fournit inconsciemment des clefs, mais elle est incapable de s’en servir, car on ne remplace pas l’intellectualité par quelque chose qui se trouve en dehors d’elle. La théorie de la relativité «illustre» forcément certains aspects de la métaphysique, mais n’ouvre par elle-même aucune perspective supérieure; une certaine façon de relativiser abusivement la géométrie euclidienne le prouve.

D’une part il y a empiètement du point de vue philosophique sur la science, et d’autre part, empiètement du point de vue scientifique sur la métaphysique. Quant au postulat einsteinnien d’un absolu transmathématique, cet absolu n’est point supraconscient, il n’est donc pas plus que nous et ne saurait être la cause de notre intelligence; le «Dieu» d’Einstein reste aveugle comme son cosmos relativisé reste physique: autant dire qu’il n’est rien.

La science moderne ne saurait rien nous dire — non par accident mais par principe — sur le miracle de la conscience et tout ce qui s’y rattache, à partir des parcelles infimes de conscience que comporte la vie végétale jusque dans l’Intellect pur et transpersonnel.

Les stations de la sagesse, 1992,
«Orthodoxie et intellectualité», p. 46, note 1.

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