Ce qu’on appelle aujourd’hui religion chrétienne existait chez les Anciens et n’a jamais cessé d’exister depuis l’origine du genre humain, jusqu’à ce que, le Christ lui-même étant venu, l’on a commencé d’appeler chrétienne la vraie religion qui existait déjà auparavant.
Saint Augustin, Retract., I, XII, 3.
Je ne suis ni chrétien, ni juif, ni parsi, ni musulman. Je ne suis ni d’Orient ni d’Occident, ni de la terre, ni de la mer. J’ai abdiqué la dualité, j’ai vu que les deux mondes ne sont qu’un. Un Seul je cherche, Un Seul je contemple, Un Seul j’appelle. Il est le Premier, Il est le Dernier, l’Extérieur et l’Intérieur.
Rûmî
Il n’y a qu’une seule philosophie, la Sophia Perennis
(…) À rigoureusement parler, il n’y a qu’une seule philosophie, la Sophia Perennis; elle est aussi — envisagée dans son intégralité — la seule religion. La Sophia a deux origines possibles, une intemporelle et une temporelle: la première est «verticale» et discontinue, et la seconde, «horizontale» et continue; autrement dit, la première est comme la pluie qui peut descendre à tout moment du ciel; la seconde est comme un ruisseau qui jaillit d’une source. Les deux modes se rencontrent et se combinent: la Révélation métaphysique actualise la faculté intellective, et celle-ci, une fois réveillée, donne lieu à l’intellection spontanée et indépendante.
La dialectique de la Sophia Perennis est «descriptive», non «syllogistique», c’est-à-dire que les affirmations ne sont pas le produit d’une «preuve» réelle ou imaginaire, bien qu’elles puissent utiliser des preuves — réelles dans ce cas — à titre d’«illustration» et dans un souci de clarté et d’intelligibilité. Mais le langage de la Sophia est avant tout le symbolisme sous toutes ses formes: aussi l’ouverture au message des symboles est-elle un don propre à l’homme primordial, et à ses héritiers de toute époque; Spiritus ubi vult spirat.
Un des paradoxes de notre époque est que l’ésotérisme, discret par la force des choses, se trouve dans l’obligation de s’affirmer au grand jour, pour la simple raison qu’il n’y a pas d’autre remède aux confusions de notre temps. Car, comme disent les cabalistes, «Il vaut mieux divulguer la Sagesse que de l’oublier».
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Frithjof Schuon, «La pensée: lumière et perversion», La transfiguration de l’homme, Éditions L’Age d’Homme, Suisse, 1995, pp. 17-18.
Sophia Perennis et Religio Perennis
Le terme de Philosophia Perennis, qui est apparu dès la Renaissance, et dont la néoscolastique a fait largement usage, désigne la science des principes ontologiques fondamentaux et universels; science immuable comme ces principes mêmes, et primordiale du fait même de son universalité et de son infaillibilité. Nous utiliserions volontiers le terme de Sophia Perennis pour indiquer qu’il ne s’agit pas de «philosophie» au sens courant et approximatif du mot — lequel suggère de simples constructions mentales, surgies de l’ignorance, du doute et des conjectures, voire du goût de la nouveauté et de l’originalité —, ou encore nous pourrions user du terme de Religio Perennis en nous référant alors au côté opératif de cette sagesse, donc à son aspect mystique ou initiatique.
Et c’est pour rappeler cet aspect, et pour indiquer que la sagesse universelle et primordiale engage l’homme entier, que nous avons choisi pour notre livre le titre de «Religion pérenne»; pour indiquer aussi que la quintessence de toute religion est dans cette religio métaphysique, et qu’il faut connaître celle-ci si l’on veut rendre compte de ce mystère à la fois humain et divin qu’est le phénomène religieux. Or, rendre compte de ce phénomène «surnaturellement naturel» est assurément l’une des tâches les plus urgentes de notre époque.
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Frithjof Schuon, «Prémisses épistémologiques», Sur les traces de la Religion pérenne, Le Courrier du Livre, France, 1982, pp. 9-10.
La Vérité, le Bien et la Beauté
La Sophia Perennis, c’est connaître la Vérité totale et, par voie de conséquence, vouloir le Bien et aimer la Beauté; et cela conformément à cette Vérité, donc en pleine connaissance de cause. La Sophia doctrinale traite du Principe divin d’une part et de sa Manifestation universelle d’autre part: donc de Dieu, du monde et de l’âme, en distinguant dans la Manifestation entre le macrocosme et le microcosme; ce qui implique que Dieu comporte en lui-même — extrinsèquement tout au moins — des degrés et des modes, c’est-à-dire qu’il tend à se limiter en vue de sa Manifestation. C’est là tout le mystère de la divine Mâyâ (…).
Quant au Bien, c’est a priori le Principe suprême en tant que quintessence et cause de tout bien possible; et c’est a posteriori, d’une part ce qui dans l’Univers manifeste le Principe, et d’autre part ce qui ramène à celui-ci; en un mot, le Bien est tout d’abord Dieu lui-même, ensuite la «projection» de Dieu dans l’existence, et enfin la «réintégration» de l’existencié en Dieu (…).
Quant à la Beauté, elle relève de l’Infinitude, laquelle coïncide avec la divine Félicité; envisagé sous ce rapport, Dieu est Beauté, Amour, Bonté et Paix, et il pénètre tout l’Univers par ces qualités. La Beauté, dans l’Univers, est ce qui révèle la divine Infinitude: toute beauté créée nous communique quelque chose d’infini, de béatifique, de libérateur. L’Amour, qui répond à la Beauté, est le désir d’union, ou l’union elle-même (…).
La Bonté, elle, est le rayonnement généreux de la Beauté; elle est à celle-ci ce que la chaleur est à la lumière. Étant Beauté, Dieu est par là même Bonté et Miséricorde; nous pourrions dire aussi que dans la Beauté, Dieu nous prête quelque chose du Paradis; le beau est messager, non seulement d’Infinitude et d’Harmonie, mais aussi, comme l’arc-en-ciel, de réconciliation et de pardon. À un tout autre point de vue, la Bonté et la Beauté sont les aspects respectivement «intérieur» et «extérieur» de la Béatitude, alors qu’au point de vue de notre précédent distinguo, la Beauté est intrinsèque en tant qu’elle relève de l’Essence, tandis que la Bonté est extrinsèque en tant qu’elle s’exerce sur les accidents, à savoir les créatures. Dans cette dimension, la Rigueur, laquelle relève de l’Absolu, ne saurait être absente: intrinsèquement, elle est la pureté adamantine du divin et du sacré; extrinsèquement, elle est la limitation du pardon, due au manque de réceptivité de telles créatures. Le monde est tissé de deux dimensions majeures, la rigueur mathématique et la douceur musicale; les deux s’unissant dans une homogénéité supérieure qui relève de l’insondable Être même de la Divinité.
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Frithjof Schuon, «Piliers de la sagesse», Racines de la condition humaine, La Table Ronde, France, 1990, pp. 145-148.
La Religio Perennis est l’universalité sous-jacente
La fonction essentielle de l’intelligence humaine est le discernement entre le Réel et l’illusoire, ou entre le Permanent et l’impermanent: et la fonction essentielle de la volonté est l’attachement au Permanent ou au Réel. Ce discernement et cet attachement sont la quintessence de toute spiritualité; et portés à leur degré le plus élevé, ou réduits à leur substance la plus pure, ils constituent, dans tout grand patrimoine spirituel de l’humanité, l’universalité sous-jacente, ou ce que nous pourrions appeler la Religio Perennis [1]; c’est à celle-ci qu’adhèrent les sages, tout en se fondant nécessairement sur des éléments formels d’institution divine. [2]
[1] Terme qui évoque la philosophia perennis de Steuchus Eugubin (XVIe siècle) et des néoscolastiques; mais le mot philosophia suggère à tort ou à raison une élaboration mentale plutôt que la sagesse et ne convient donc pas exactement à ce que nous entendons. La religio est ce qui «relie» au Ciel et engage l’homme entier; quant au mot traditio, il se réfère à une réalité plus extérieure, parfois fragmentaire, et suggère du reste une rétrospective: une religion naissante «relie» au Ciel dès la première révélation, mais ne devient une «tradition» — ou comporte «des traditions» — que deux ou trois générations plus tard.
[2] Il en fut ainsi même dans le cas des sages arabes préislamiques, qui vivaient spirituellement de l’héritage d’Abraham et d’Ismaël.
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Frithjof Schuon, «Religio Perennis», Regards sur les mondes anciens, Éditions Traditionnelles, France, 1980, pp. 174-175.
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